Fétiche Mounir Fatmi parle d’une voix douce mais assurée. Son léger accent rappelle qu’il vit entre Paris et Tanger.
Et un peu partout sur la planète : très sollicité, il voyage énormément : « J’ai la chance d’exposer aux quatre coins du monde. Et quand je monte dans un avion, je prends toujours avec moi Fiches, un petit livre de Ludwig Wittgenstein, édité chez Gallimard depuis 1971. C’est mon objet fétiche. Je le lis régulièrement depuis plus de vingt ans. Il constitue, pour moi, une source intarissable de réflexions. Il s’agit d’un livre fantôme qui n’aurait jamais dû voir le jour ! » Et de m’expliquer qu’après la mort du mathématicien et philosophe autrichien, né à Vienne en 1889 et mort à Cambridge en 1951, on a retrouvé, chez lui, une boîte remplie de notes découpées dans ses anciens manuscrits dactylographiés, et classées comme des fiches. Datant principalement de la période 1945 à 1948, ces fragments d’écriture, probablement destinés à alimenter un futur ouvrage, condensent les pensées les plus vives de ce brillant intellectuel. Mounir Fatmi me confirme qu’il peut ouvrir l’ouvrage à n’importe quelle page : « Il renferme de nombreuses notations sur le langage, notamment sur sa difficulté à expliquer le monde dans lequel on vit. Il démontre, entre autres, comment un mot dont la signification est largement partagée, peut être, malgré tout, perçu différemment selon le contexte culturel ou l’actualité. Or, en tant que plasticien exposant dans de nombreux pays, j’ai pu constater, parfois à mes dépens, qu’une même œuvre peut être comprise autrement selon le lieu qui l’accueille. » L’artiste qui, via des installations, des vidéos, des photographies, interroge courageusement la place des religions, des dogmes et des idéologies dans la société, sait de quoi il parle : plusieurs de ses œuvres ont été censurées. Il a, par exemple, créé la polémique à Venise en 2009 avec Le Grand Pardon, un dessin réalisé à la craie dans l’espace public, et qui dépeint les visages de Jean-Paul II et d’Ali Agça. Cette représentation du Pape assis face à l’homme qui avait tenté de l’assassiner le 13 mai 1981, alors qu’il est en train de lui accorder sa clémence, a été rageusement effacée par des passants. Trois ans plus tard, il a dû retirer du festival du « Printemps de septembre » son installation vidéo Technologia, soit des versets coraniques projetés sur le sol du pont Neuf et il a vu, aussi, plusieurs fois refuser sa vidéo Sleep Al Naim, directement inspirée du travail d’Andy Warhol, et représentant, durant six heures, la figure endormie (mais virtuelle) de Salman Rushdie l’auteur des Versets sataniques, victime d’une fatwa lancée par les mollahs iraniens en 1989. Pour Mounir Fatmi, les musées sont devenus des espaces sensibles : « Ne pourraient-ils pas être, au contraire, des lieux de résistance ? », se demande-t-il : « Refuser d’exposer une œuvre est anti-productif. Ce n’est pas parce qu’on enlève tel ou tel travail pour ne pas déplaire à une minorité d’extrémistes, quels qu’ils soient, que cela change les choses. Les terroristes n’annulent pas un projet d’attentat parce qu’une œuvre a été retirée. Leur dessein est bien plus vaste. » Mais revenons à Fiches, son livre fétiche. Comment résonne-t-il au plus profond de son art ? La réponse fuse : « Wittgenstein montre à quel point le langage peut être un piège. Et, pour moi, une œuvre fonctionne, justement, comme un piège esthétique. Dans un premier temps, elle doit plaire, attirer le public, et dans un deuxième temps elle doit l’entraîner vers des chemins de la pensée auxquels il n’est pas préparé. En somme, ralentir la course folle dans laquelle le monde moderne et la technologie nous entraînent et qui s’accompagne de fortes crispations communautaires. »
Quel qu’en soit le prix ? « Oui ! », répond Mounir Fatmi.
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Le Wittgenstein de Mounir Fatmi
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°690 du 1 mai 2016, avec le titre suivant : Le Wittgenstein de Mounir Fatmi