Parti sur la trace des propriétaires de la Merde d’artiste de Manzoni, Bernard Bazile s’infiltre dans le système de l’art et propose à Villeurbanne le fruit de ses recherches.
VILLEURBANNE - Après avoir vendu son souffle, Piero Manzoni a, en mai 1961, réalisé 90 boîtes de Merde d’artiste. Accompagnées d’une étiquette décrivant précisément son contenu (Merde d’artiste, poids net 30 g, conservé au naturel), d’un poids de 30 grammes chacune, celles-ci sont vendues au prix de 30 grammes d’or. Comme pour la monnaie, la parité n’a désormais plus court et une boîte est aujourd’hui estimée à 30 500 euros.
En 1989 déjà, pour une exposition à la galerie Roger Pailhas, à Marseille, Bernard Bazile a fait ouvrir une Merda d’artista. L’autopsie a toutefois été partielle et n’a pas épuisé le mystère. À l’intérieur se trouvait un récipient enveloppé de coton et dans lequel… Selon les intérêts, moraux, financiers ou esthétiques propres à chacun, le geste de Bazile s’interprétait comme la fin d’une supercherie, une vengeance, un acte libérateur, du vandalisme ou de la « customisation ». Bref, il s’agissait de l’amélioration ou de la dépréciation d’une œuvre qui, de multiple, est devient unique par sa double signature (Manzoni Bazile). Par la suite, Bernard Bazile a relancé le pavé laissé par son prédécesseur, le faisant réapparaître dans ses expositions, l’accompagnant à l’occasion de documents relatifs aux débats cristallisés par l’objet original : « It’s O.K. to say no ! », en 1993 au Centre Pompidou, à Paris.
Depuis 1999, c’est sur la face théorique que l’artiste continue à ouvrir la boîte. Sans culpabilité, ni obligation de résultat artistique, il est parti à la rencontre des propriétaires de Merde d’artiste, privés ou institutionnels, les passant à la question sur le pourquoi et le comment de leur possession : « Dans quelles circonstances et à quel prix avez-vous acheté la boîte ? Quel sens lui donnez-vous ? Qu’y a-t-il à l’intérieur de la boîte ? Pensez-vous vous en séparer un jour ? » Si l’histoire de l’art tient de l’enquête policière, Bernard Bazile a donc endossé l’imperméable d’un Colombo. L’état de ses recherches est aujourd’hui compilé dans Une mesure pour tous. Produite et exposée par l’Institut d’art contemporain (IAC) de Villeurbanne, l’œuvre est un documentaire éclaté dans cinq salles et seize projections, distribuées selon les quatre langues dans lesquelles la boîte a été réalisée (allemand, anglais, français, italien). Là interviennent une cinquantaine de personnes – Alfred Pacquement (directeur du Musée national d’art moderne), Pierre Huber (galeriste suisse) ou encore Lila et Gilbert Silverman (collectionneurs américains). Très vite, la boîte devient un ouvre-boîtes du système de l’art, un outil à décortiquer ses leviers et ses acteurs. Bazile n’est pas Michael Moore et il ne se met pas en scène. Nul besoin de cela ; Manzoni, décédé en 1963, a déposé pour lui un passe-partout pour visiter des collectionneurs heureux ou dubitatifs et un cheval de Troie pour rentrer dans des institutions, lesquelles prennent soin de se justifier – même si aucun musée n’a réellement acquis sa boîte, se débrouillant pour se la faire offrir. Dans cette tour de Babel des langues et des histoires, impossible de ne pas s’égarer et penser à autre chose. À Cloaca, par exemple, la machine à faire de la merde du Belge Wim Delvoye, engin qui a nécessité un budget faramineux pour sa conception. Le syndrome de la « production » désormais cher aux arts plastiques, là où justement le corps de l’artiste, comme tous les corps (cf. L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari), n’a pu s’empêcher de produire. La mesure universelle proposée par Bazile n’est donc pas tant une appropriation qu’une prolongation, une mise à jour comme une mise au jour de la boîte de merde.
Jusqu’au 18 avril, Institut d’art contemporain, 11 rue du Docteur-Dolard, 69605 Villeurbanne, tél. 04 78 03 47 00, tlj sauf lundi et mardi, 13h-18h, mercredi 13h-20h, www.i-art-c.org. Catalogue à paraître. L’exposition sera ensuite présentée, du 13 mai au 8 août, au ZKM de Karlsruhe, en Allemagne.
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Le transit de la Merde
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Abonnez-vous dès 1 €En s’associant pour présenter le travail de Rajak Ohanian, l’IAC (Institut d’art contemporain) et le Rectangle (centre d’art de Lyon) reconsidèrent une œuvre photographique entamée dans les années 1950 – surtout connue dans le milieu du théâtre et pour ces portraits de personnalités (ici Jean-Marie Straub, Roger Vaillant) bien qu’elle ait, depuis la fin des années 1970, croisé des problématiques proches de celles des arts plastiques. Portrait d’un village ou enregistrement des métamorphoses d’un paysage, les observations d’Ohanian portent sur le rendu d’un sujet collectif. Dans les salles de l’IAC, « À Chicago » présente une vision de la ville berceau de l’architecture moderne à travers de larges tirages de planches-contact, des suites dynamiques saisissant des passants. Au Rectangle, « Portrait d’une PME » est le résultat d’une série conduite pendant six mois dans une usine de tissu de la région lyonnaise. Sur les murs du centre d’art de la place Bellecour, trente-deux employés et dirigeants de la société sont photographiés dans un dispositif qui rappelle les premiers studios, un rouleau de tissu déployé en guise de fond. Un arrière-plan qui est aussi une raison sociale. - « PORTRAITS D’UNE PME & PORTRAITS », jusqu’au 14 mars, le Rectangle, place Bellecour, Lyon tél. 04 72 44 88 80. - « À CHICAGO », jusqu’au 18 avril, Institut d’art contemporain.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°187 du 20 février 2004, avec le titre suivant : Le transit de la Merde