La fuite du temps a toujours abondamment nourri la création artistique et pourrait même être, au fond, la justification de toute œuvre d’art.
Lorsque Olga Kisseleva, pionnière de la création numérique, en fait la matière de ses œuvres, elle s’inscrit donc dans une très longue tradition. Sauf que chez l’artiste russe, il s’agit moins de broder autour d’un thème artistique rebattu que de voir comment celui-ci
se renégocie à l’ère des réseaux et du numérique. Olga Kisseleva est comme chacun de nous : soumise au régime commun de l’accélération et de l’instantané, elle manque de temps.
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont réduit à la portion congrue celui qu’elles promettaient de lui faire gagner. Résister, dans ces conditions, revient peut-être à refuser l’urgence. À l’épuisante course de vitesse à laquelle nous contraignent nos prothèses technologiques, l’artiste oppose un temps accordé à notre propre rythme, et pourquoi pas à notre humeur :
un temps du corps, des affects et des émotions. Pour Olga Kisseleva, ce temps subjectif, sinon biologique, n’est pas incompatible avec les outils de mesure contemporains. Au contraire, son travail consiste à mettre en œuvre des dispositifs qui pourraient permettre de le traduire et de l’exprimer. La rétrospective que lui consacre le Centre des arts d’Enghien est ainsi truffée d’horloges d’apparence banale, mais dont les données s’écartent délibérément du temps atomique universel.
Dans l’installation It’s Time, l’une de ces horloges, élaborée en collaboration avec un chercheur en physique quantique et deux cardiologues, se règle par exemple sur l’état émotionnel des visiteurs. Leur rythme cardiaque est mesuré par des capteurs puis converti en secondes ; selon que les spectateurs sont calmes ou pressés, l’horloge avance ou recule, et un message apparaît sur un écran lumineux. Généralement, c’est une invitation à ralentir, à prendre son temps. Au fil des jours, l’heure donnée par le dispositif de It’s Time se différencie ainsi toujours davantage du temps universel. Elle n’est plus « objective », mais propose plutôt la synthèse des rythmes individuels.
C’est une heure collective, où le temps de la majorité l’emporte. En cela, elle est démocratique, précise l’artiste, et offre un contrepoint audacieux à cette étrange dictature contemporaine
du temps.
Rien d’étonnant quand on sait que l’œuvre a été conçue et présentée pour la première fois à Ekaterinbourg en Russie, dans l’usine d’armement de la ville, là même où trône l’horloge qui rythmait sous Staline la vie des ouvriers : « C’était le temps de l’État, le temps de Staline, le temps de l’industrie militaire qui était imposé à la population de toute une ville, rappelle Olga Kisseleva. Je voulais inverser le dispositif afin de permettre aux gens de dicter leurs temps personnels à cette horloge. » Si Staline a vécu, l’ère du numérique n’a fait qu’accentuer la pression du temps. Dans ces conditions, le rôle politique de l’artiste, c’est d’être à contretemps, ce qui est peut-être, comme le suggère une récente performance d’Olga Kisseleva au Louvre-Lens, une manière d’ouvrir sur l’infini…
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Le temps retrouvé
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°673 du 1 novembre 2014, avec le titre suivant : Le temps retrouvé