Photographie

Le style Beaton

Par Guillaume Morel · L'ŒIL

Le 1 avril 2004 - 1377 mots

Pendant plus de cinquante ans, Cecil Beaton (1904-1980) ne cesse de photographier les personnalités du monde de l’art, du spectacle, de la mode ou de la cour d’Angleterre, révolutionnant dès les années 1920 l’art du portrait mondain. Plongée dans un univers glamour où règnent l’apparence et l’illusion, à l’occasion de la rétrospective organisée à la National Portrait Gallery de Londres.

« J’aimerais vivre dans un décor », écrit Cecil Beaton dans son Journal en 1929. « La maison est un théâtre, chaque pièce une scène et chaque femme une actrice », dit-il dans Vogue quarante ans plus tard, en 1968. Entre les deux, une carrière – et une vie – tout entière vouée au paraître, à la beauté, à la frivolité. En photographiant les stars du cinéma, les personnalités de la mode ou la famille royale, Beaton consacre l’essentiel de son activité à un monde qui le fascine depuis l’enfance, celui de l’image et du jeu de la représentation, à l’opposé de la carrière qu’envisageait son père pour lui dans les milieux stricts de la City londonienne. Dans ses photographies, l’artifice doit être au service du sujet et non l’inverse : brillant sans être clinquant, jamais vulgaire, toujours guidé par ce souci d’élégance et de raffinement qui caractérise l’artiste.

La rétrospective organisée à la National Portrait Gallery de Londres – la première depuis celle de 1968, au même endroit – rassemble plus d’une centaine de photographies, en couvrant cinquante années de portraits. Elle retrace son parcours depuis les premiers clichés qu’il prend de ses sœurs au début des années 1920, jusqu’aux portraits de stars qui ont fait sa célébrité, en passant par un ensemble de photographies signées à l’encre rouge présentées lors de la première exposition de Beaton en 1927, un an avant le début de sa collaboration avec le magazine Vogue, sans oublier quelques clichés d’une période peu connue, lorsqu’il est photographe de guerre pour le compte du gouvernement britannique durant la Seconde Guerre mondiale.

Stars et couronnes
Cecil Beaton apporte un souffle nouveau à l’art du portrait, renouvelle le genre. Le photographe improvise, inspiré parfois à la dernière minute, et ce qui peut paraître minutieusement organisé et agencé ne l’est pas toujours. Précisons que Cecil Beaton vit à une époque particulièrement propice à ses exigences et à ses goûts mondains. Il commence sa carrière en Angleterre dans le dandysme des années 1920, avant de connaître à la fois le cinéma hollywoodien, le Paris décoratif des années 1930 – celui de Jean Cocteau et de Marie-Laure de Noailles – et l’underground new-yorkais (Andy Warhol). Il reste toutefois profondément britannique, devenant le photographe attitré de la famille royale et l’équivalent d’un peintre de cour, de 1939 à 1979. Beaton veut se démarquer des portraits officiels habituellement impersonnels, et Buckingham Palace lui en offre la possibilité. « Les divers appartements officiels, avec leurs colonnes de marbre, leurs plafonds décorés de guirlandes de fruits et de fleurs, leurs rangées de chandeliers de cristal illuminant des kilomètres de tapis de la Savonnerie, me fournissaient une toile de fond idéale », disait Beaton en 1953 dans Vogue. Pendant quarante ans, Beaton photographie les membres de la maison de Windsor, produisant une somme de clichés considérable. Entre art et propagande, ceux-ci témoignent de l’état d’esprit de leur auteur, sa manière de façonner l’image de la famille royale et de jouer avec la perception que l’on peut en avoir. En 1968, lors de la rétrospective londonienne de Beaton, le critique Keith Roberts comparait le photographe au peintre Joshua Reynolds, pour avoir compris que, plus que la ressemblance, c’est la représentation qui importe dans un portrait. La royauté est entourée de mystère, d’héroïsme, elle doit être idéalisée par le photographe, tout en ménageant une certaine proximité entre le sujet et celui qui le regarde. Aujourd’hui, la plupart de ces portraits royaux – en particulier ceux de la reine – semblent d’un kitsch absolu. Les décors de contes de fées scintillants et surchargés (Sa Majesté la Reine, 1945, devant un lac gelé…) nous plongent avant l’heure dans un univers à la Pierre et Gilles, bien loin des conventions établies du portrait officiel.

Dans les domaines du spectacle, de la littérature et des arts, là encore, la période est riche. Les années 1920-1930 sont celles de l’âge d’or du cinéma et des stars hollywoodiennes, du strass
et du glamour. Cecil Beaton photographie à Hollywood Gary Cooper, Marlene Dietrich, Maurice Chevalier ou Johnny Weissmuler ; à Paris les personnalités de la mode, Coco Chanel, Elsa Schiaparelli et de la vie artistique, Picasso et Cocteau en tête, qui deviendront des amis.

Mises en scène féériques et baroques
Après-guerre, il s’intéresse aux écrivains français dont Sartre et Camus et toujours aux stars du cinéma américain, immortalisant Marlon Brando ou Greta Garbo, avec qui Beaton entretient une relation amoureuse. Il soulignera sa « beauté douloureuse » et sa « sensibilité ciselée de traits ». Ses relations avec Condé Nast, directeur de Vogue, sont chaotiques. Jugé démodé pour le magazine en 1950, Beaton en profite pour prendre une autre orientation, celle de décorateur pour le théâtre et le cinéma. Une activité à laquelle il revient régulièrement et qui influence fortement son travail photographique, à travers les mises en scène féeriques et baroques que l’on peut voir en toile de fond de certains de ses portraits et qui évoquent, à maints égards, l’atmosphère des films de Jean
Cocteau. Autre point commun avec ce dernier, la fascination pour le miroir, le reflet et le jeu sur l’image, la personnalité et son double. « Il revient au photographe de mode de créer une illusion », disait Beaton. Sa propre image est une obsession, il réalise de nombreux autoportraits et beaucoup de ses compositions se réfèrent à Narcisse. Exemple révélateur, lorsqu’il joue au théâtre Henri IV de Pirandello, en 1924, il s’inquiète davantage de sa couverture médiatique que de ce que l’on peut penser de son jeu : « Si j’avais su qu’il n’y aurait aucune photo dans la presse, je n’aurais pas accepté de jouer. » Il ne fera pas une carrière d’acteur, mais quelques apparitions ici et là, comme à Cambridge où il se produit en travesti, affirmant son attrait pour le déguisement et l’androgynie (que l’on retrouve dans certaines images ambiguës comme celle de Greta Garbo en Pierrot). En 1956, Beaton commence à travailler sur les costumes de My Fair Lady, avec Julie Andrews et Rex Harrison, où il atteindra des sommets d’élégance. C’est au cours de cette décennie que Beaton réalise ses plus célèbres portraits d’Ingrid Bergman, Elizabeth Taylor, Maria Callas, Grace Kelly, Marilyn Monroe – l’exposition présente un tirage de 1956 accompagné d’un éloge manuscrit – et Audrey Hepburn, qu’il compare à une femme peinte par Modigliani : « Sa tête d’enfant (aussi compacte qu’une noix de coco, avec ses cheveux courts et sa frange épaisse en fourrure de singe) repose sur un cou incroyablement long et mince », et « ses traits ont plus de caractère que de beauté ». Beaton réalise aussi de nombreux portraits masculins, notamment ceux de Francis Bacon, Lucian Freud, Dean Martin et Frank Sinatra.

Le style de Beaton ne cesse d’évoluer et les années 1960 marquent sa collaboration avec les artistes de l’époque, David Hockney (le peintre fait un portrait dessiné du photographe pour Vogue en 1969, puis Beaton l’immortalise à son tour), Rudolf Noureïev, Mick Jagger, Andy Warhol… Après une attaque en 1974, Beaton reste paralysé. Au soir de sa vie, il réalise des portraits émouvants de Ralph Richardson et Louise Nevelson, un autre de Bianca Jagger pris dans sa propriété de Reddish. Derniers visages et ultime regard d’un photographe qui aura consacré sa vie à l’art du portrait et marqué avec éclat l’histoire de celui-ci.

L'exposition

L’exposition « Cecil Beaton : portraits » est ouverte du 5 février au 31 mai, tous les jours de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi et le vendredi jusqu’à 21 h. Plein tarif : 7 livres (env. 10 euros) ; tarif réduit : 4,5 livres (6,5 euros). LONDRES, National Portrait Gallery, St Martin's Place, tél. 00 44 20 7306 0055, www.npg.org.uk L’exposition a été réalisée avec le soutien d’Herbert Smith et en partenariat avec Sotheby’s et Vogue. Eurostar propose des forfaits pour se rendre à Londres, réservations sur www.eurostar.com ou 0892 35 35 39.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : Le style Beaton

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