Consubstantielle de l’époque moderniste, la question identitaire tombe enfin en désuétude avec l’art contemporain. Mais les clichés sont tenaces.
Existe-t-il un art brésilien ? Cette question, indissociable de la construction historique de la nation brésilienne, trouve sa plus vibrante actualité à l’époque que l’on appelle le national-modernisme : par l’utilisation politique dont elle a été l’objet (parfois par les artistes eux-mêmes), la création artistique de la période allant des années 1920 à 1960 a fortement contribué à l’identité brésilienne moderne.
Selon l’historien de l’art Luiz Marques, il s’agissait d’abord de réaliser une unité complexe entre Indiens, Noirs et Européens : « décimé, acculturé, replié dans des enclaves ou dans la jungle amazonienne, l’Indien était jusqu’au milieu du XXe siècle une abstraction pour le pays urbanisé le long de la côte ». Et plus loin : « Il y avait une culture afro-brésilienne très riche et disponible pour servir de matériau au national-modernisme brésilien, mais aux yeux des élites et de leurs artistes, cette culture ne pouvait pas tenir lieu de racine, car ils cherchaient alors, et désespérément, à oublier l’esclavage. »
Pour ces raisons, le modernisme a créé, conforté ou réactivé un grand nombre de mythes comme la colonisation pacifique ou le métissage matriciel. On comprend le poids politique du surréalisme exotique d’Abaporu de Tarsila do Amaral ou des fresques métissées de Portinari comme les « Fêtes de la Saint-Jean ». L’historiographie en la matière a mis du temps à évoluer, note Marques : « Il est difficile de se rendre compte du fait que la quête d’une identité en tant que programme est une tautologie, car on ne saurait désirer être ce que l’on est inexorablement déjà. (…) Les historiens aujourd’hui se rendent compte que dans l’art produit au Brésil, l’adjectif brésilien n’est pas une catégorie critique, c’est-à-dire qu’il n’apporte rien à son intelligibilité ».
Ce jugement serait a fortiori valable pour l’art contemporain. Des grandes expositions, depuis vingt ans, ont marqué l’émergence du Brésil sur la scène mondiale d’abord comme un ensemble d’artistes talentueux. Mais quelques-unes ont semé les ingrédients d’une catégorisation critique différente : « critique universelle permanente », rapport à « l’expérimental », propose entre autres l’historien de l’art Robert Conduru. On peut en retenir deux. D’abord la fondamentale Exposition de la redécouverte, en 2000 à São Paulo, pour les 500 ans du Brésil. Ensuite et inspirée de la première, Body and Soul a été présentée en 2001 au Guggenheim de New York. Dans un parcours riche, l’exposition américaine tente de donner une vision exhaustive de l’art brésilien, depuis le baroque et les créations indigènes jusqu’à l’art contemporain reconnu par le marché, en passant par des productions afro-brésiliennes et des toiles classiques. Un projet pharaonique, critiquable, mais témoin et acteur d’une historiographie nouvelle.
Un art né de l’adversité
C’est d’ailleurs dans le discours d’Hélio Oiticica, dont le rôle charnière est souligné par l’exposition new-yorkaise, que Robert Conduru décèle une des lectures les plus intéressantes de l’art brésilien : « Nous vivons de l’adversité. Cette phrase de l’artiste Hélio Oiticica, si souvent citée, est en effet éloquente. Pour une historiographie qui doit prendre en charge une défaillance, des réalisations artistiques nourries dans la précarité peuvent être des encouragements. Conduru cite à cet égard : « l’incorporation de l’abject et de l’altérité proposée par Lygia Clark (1920-1988) dans sa performance Baba antropofágica en 1973, la manière dont Frans Krajcberg (né en 1921) inverse la violence humaine en potentialisant les débris calcinés de la nature ; la capacité de réinvention de soi et du monde élaborée par Arthur do Bispo Rosário (1911-1989) lorsqu’il manipule des artefacts supposés insignifiants ainsi que des déchets. » On pourrait rajouter Vik Muniz (né en 1961) comme exemple encore plus récent. Tunga (voir son portrait page 39), quand il s’amuse de l’effet de mode qui juge les artistes « forcément très créatifs, sous prétexte qu’ils ont un passeport brésilien », ne dit pas autre chose : « la créativité brésilienne, c’est le système D obligé par l’absence de structure ». L’art brésilien serait ainsi celui de la précarité. Mais les propositions comme celles de Robert Conduru, quoiqu’opérantes, sont loin d’être systématiques. Les frontières sont pratiques : plusieurs expositions cette année en France, indépendamment de leur qualité, proposent des œuvres du Brésil sous une catégorisation d’abord géographique. Raison pour laquelle les artistes brésiliens restent très souvent associés entre eux à l’international, comme le montre le moteur de recherche d’artfacts.net : les Brésiliens les mieux classés ont tous pour « artistes aux côtés desquels ils sont majoritairement exposés » d’autres Brésiliens. Ce qui n’est pas nécessairement le cas pour d’autres stars de pays latino-américains (Botero, Orozco). L’effet de groupe d’une génération de qualité ? Peut-être. Mais quand les artistes restent « Brésiliens » avant tout, ils perdent l’occasion d’associations plus riches avec des artistes étrangers moins attendus. Le marketing exotique associé au Brésil limite ainsi la lecture critique de sa production. Il faut s’en émanciper sans renier le contexte national important qui la crée. Difficile mais nécessaire exercice pour les commissaires d’exposition.
Depuis 2009 les favelas de Rio sont l’objet d’un processus de « pacification », alimentant de nombreux débats au Brésil. Si cette politique est de prime abord perçue comme un succès, les urgences et le durcissement décrétés à l’approche de la Coupe du monde exacerbent les tensions nées de l’occupation de ces quartiers par les unités de police pacificatrices (UPP). Des affrontements récents menacent certaines actions culturelles reconnues. En voici trois exemples.
Le projet Morrinho (voir JdA n° 381, 14 décembre 2012) figure, dans une communauté non « pacifiée » de Santa Teresa, un portrait miniaturisé de l’ensemble des favelas de Rio. C’est un travail en cours et un ouvrage sans cesse remis sur le métier : les pluies torrentielles de 2013 avaient sérieusement détruit l’installation, reconstruite depuis. Et depuis 1997, Cirlan et son équipe doivent annuler les visites de touristes quand la police militaire les prévient d’une opération à venir.
Le Musée de la Favela (MUF) peut espérer une belle visibilité cet été, lui qui domine les quartiers d’Ipanema et Copacabana. Le MUF propose des visites guidées des communautés de Cantagalo et Pavão-Pavãozinho, mettant en lumière une infinité de microcréations (murs peints, graffitis, installations) dans ses rues étroites. Ainsi en août dernier, l’état-major de l’ICOM venu à Rio pour sa conférence générale a visité le MUF, cette « ville-musée à ciel ouvert », qualifiée « d’exemple d’avant-gardisme » en termes de muséographie. Mais il y a un mois, une supposée bavure policière a fait s’embraser la colline et confirmé que la « pacification » reste fragile.
Enfin, la Maré, immense tissu de favelas, connaît une pacification particulièrement brutale. Avec les heurts quotidiens, de nombreuses associations sont à la peine. Parmi elles, Redes da Mare (Réseaux de la Marée) et l’Observatoire de la favela (OdF) tiennent un rôle clé. Redes mène depuis des années, avec la compagnie de Lia Rodrigues, un projet de danse contemporaine parmi les plus reconnus du pays, d’un point de vue éducatif comme artistique. Quant à l’OdF, il a notamment organisé les expositions « Travessias » I et II, en 2011 et 2013, invitant des artistes de premier plan (Ernesto Neto, Vik Muniz, Carlos Vergara…) pour travailler au « désenclavement symbolique » et au « changement de regard sur la favela », selon son directeur Jailson da Silva. Les expositions ont fait venir un public de toute la ville, montrant enfin du quartier autre chose que la violence. Là encore, il faudra faire preuve de persévérance.
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Le nouvel art brésilien
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : Le nouvel art brésilien