PARIS- Dans un format outrancier, un portrait le montre dans son atelier. Jean-Michel Basquiat (1960-1988) fait-il une pause entre deux toiles, pour surveiller les entrées du musée, de ce regard sévère, souverain ?
Non, il prend la pose, c’est évident : en costume cravate aux pieds nus, le dandy sauvage tient un pinceau et un tube de peinture à la main ! Ce visage fermé est-il simplement celui d’un enfant placé devant l’objectif, impatient de pouvoir quitter cette mise en scène ? Toute exposition est une mise en scène, et la solennité de celle-ci est suspecte : une exposition de maître, où le traditionnel parcours chronologique mène des balbutiements à la maturité d’une carrière… qui n’a duré que huit ans.
Sur les murs blancs du Musée d’art moderne de la Ville de Paris (MAMVP), qui accueillent les grandes toiles de l’enfant prodige comme sur l’autel de la muséification, on a nettoyé les tags, éteint la musique, ramassé les seringues du New York crasseux et festif de la fin des seventies. Il ne reste rien – pas une coupure de presse, une photo – du contexte dans lequel est née cette peinture et auquel elle est étroitement liée. Un indice demeure cependant : le nom des salles, le plus souvent celui des galeries qui se sont disputé le petit génie. Il rappelle que le mythe de l’adolescent des rues qui a vendu toutes les toiles le soir de son premier vernissage est en partie l’œuvre du système marchand réveillé par les « années fric ». « La fabrication du mythe était le sens profond de cette époque », rappelle Robert Storr au sujet de celui qui s’est brûlé les ailes à 27 ans (1).
Toiles de maître
Si Basquiat est un mythe fabriqué, il en a posé la première pierre. Enfant d’une génération en quête de ses « quinze minutes de célébrité » dont parlait Warhol (que Basquiat n’a pas rencontré par hasard), il avait pour vocation d’être célèbre et sa stratégie était bien rodée. Associé à son ami Al Diaz sous le pseudonyme SAMO, il n’était pas un graffeur mais un peintre qui tentait de se faire connaître en distillant cette signature énigmatique jusque dans la rue où se trouvait la galerie Leo Castelli. Ces sentences dignes d’une Jenny Holzer n’étaient adressées qu’au monde de l’art, celui qui a institué le minimalisme et l’art conceptuel en nouvel académisme et auquel l’acronyme faisait un clin d’œil racoleur (comprenez « SAMe Old shit », « toujours la même vieille merde »). Basquiat avait créé une marque pour conquérir le monde. Sur chaque toile, il laisse son blason : la couronne d’un souverain autoproclamé. Il s’inscrit lui-même dans l’histoire en désignant ses pères : Picasso ou Van Gogh.
Et s’il en était réellement la réincarnation ? En parcourant les salles, le visiteur, témoin de cette épiphanie, ne peut que succomber aux couleurs et voir le génie dans le trait assuré et la composition instinctive. Cette aisance dans l’improvisation en est bientôt agaçante, comme l’était le succès indéniable de son groupe Gray (fondé en 1979) uniquement composé de non-musiciens. Les dernières salles l’attestent : comme disent certains de ses amis, Basquiat a accompli en moins de dix ans l’œuvre de toute une vie. Les compositions sont claires, sans concession. Les corps, entraînés dans une prophétique danse macabre, sortent des toiles. Des toiles de maître.
Peinture visionnaire
L’œuvre de Basquiat n’a pas survécu grâce à la puissance du mythe commercial et médiatique, c’est une œuvre forte et pertinente que l’histoire de l’art n’a pas vue. Elle l’a parfois associée au « retour à l’ordre », comme les universitaires qualifient encore le renouveau de la peinture dans les années 1980. Mais cette peinture visionnaire ne s’est pas contentée d’associer la gestuelle expressionniste à l’appropriation pop ; elle contient en germe les recherches esthétiques de la fin du XXe siècle. L’œuvre de Basquiat est complexe, elle se déchiffre comme un palimpseste où se superposent ratures, griffures et repentirs. Son utilisation du langage depuis SAMO est très proche des néoconceptuels. Son dessin tient plus de la performance que du graphisme tant il est frénétique et gestuel (voir la taille des toiles). Basquiat y inscrit son nom comme pour laisser une trace de l’acte, et de son passage ici, comme John Cage capture la musique du quotidien. Sa peinture passe par la critique du medium quand elle se couche sur une porte ou une toile tendue sur une palette industrielle. Elle est un pamphlet politique, ne parle que de l’histoire noire dont elle célèbre les héros (Mohamed Ali, Mile Davis), questionne la discrimination et annonce la révolte (Now’s the time, 1985). Dans une posture éminemment postmoderne, elle « mixe » les références à la Bible, l’histoire du jazz et la télévision. Son grouillement psychotique annonce mieux que tout le destin d’un monde qui perd les pédales, celui dont l’artiste s’est enfui : il suffit de regarder ses tableaux.
(1) Lire « Qu’est-ce qui sied le mieux à une légende » dans le catalogue de l’exposition
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Le mythe d’Icare
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 30 janvier 2011, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, www.mam.paris.fr, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi jusqu’à 22h. Catalogue, éd. Paris Musées, 34 euros, ISBN 978-2-7596-0124-0
Exposition réalisée par la Fondation Beyeler en collaboration avec le MAMVP
Commissariat: Dieter Buchhart et Marie-Sophie Carron de la Carrière
Nombre d’œuvres: 200
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°334 du 5 novembre 2010, avec le titre suivant : Le mythe d’Icare