Depuis ce matin, je le regarde travailler. Il a planté son chevalet à même le sable de la plage et paraît indifférent à tous ces badauds qui l’observent, mi-amusés, mi-dédaigneux.
Il travaille face à la mer et au ciel. Derrière lui, il y a la ville dont il ne se préoccupe guère. D’ailleurs, il semble ne se soucier de rien, si ce n’est de la course des nuages, qu’il tente de saisir avec son pastel comme le font avec leur filet les chasseurs de papillons. Chaque jour, depuis qu’il m’a autorisé à le faire, je viens le regarder peindre, malgré les supplications de ma mère qui commence à s’inquiéter sérieusement de mes fréquentations et qui me voit perdu dans l’entourage d’un homme aussi mal noté que Boudin, qui est la risée de toute la bonne société du Havre. Je n’en ai cure : cet homme-là, avec son inépuisable bonté, a entrepris mon éducation. Celui-là sera mon maître, je le sens. Et ces cours me vont bien, qui ressemblent plus à des promenades sur les sentiers et la grève qu’à ce qu’on l’on vous administre dans les académies.
Pourtant, au début, quand je les avais vues dans la vitrine de cet encadreur qui avait bien voulu y accrocher aussi quelques-unes de mes caricatures, j’étais furieux. Ces toiles, je les trouvais dégoûtantes. Faut dire que j’avais l’œil mal éduqué : que de la peinture faite en atelier, colorations arbitraires, notes fausses, arrangements fantaisistes. Et là, soudain, je découvrais des petites compositions si sincères, des petits personnages si justes, des bateaux si bien gréés, des ciels et des eaux si exacts, uniquement dessinés et peints d’après nature. Pour moi, ça n’avait rien d’artistique, et la fidélité m’en paraissait plus que suspecte. Aussi sa peinture m’inspirait-elle une aversion effroyable, et, sans connaître l’homme, je l’avais pris en grippe.
Je regarde Boudin travailler comme je l’ai fait tant de fois, sur la plage ou en plein champ, en allant avec lui sur nature, et je suis, comme à chaque fois, saisi par son attitude. Car, s’il peint vite, à l’huile comme au pastel, il commence par regarder longtemps, et, si j’ose dire, il regarde avec tout son corps. Comme s’il s’agissait non de voir, mais de vivre, c’est-à-dire d’éprouver. Pour Boudin, la peinture est d’abord affaire de sensation, de réalité vécue par l’œil comme par la main. Cette eau à peine indiquée, ces nuages ourlés d’un blanc qui laisse visible le brun du papier… Cet homme-là, c’est le Roi des ciels !
Je le regarde, et notre première rencontre me revient en mémoire. C’est l’encadreur qui avait insisté pour me le présenter, prétendant qu’il avait apprécié mes dessins. J’entends encore sa voix douce dans le fond de la boutique :
« Je les regarde toujours avec plaisir, vos croquis ; c’est amusant, c’est leste, c’est enlevé. Vous êtes doué, ça se voit tout de suite. Mais vous n’allez pas, j’espère, en rester là. C’est très bien pour un début, mais vous ne tarderez pas à en avoir assez, de la caricature. Étudiez, apprenez à voir et à peindre, dessinez, faites du paysage. C’est si beau, la mer et les ciels, les bêtes, les gens et les arbres tels que la nature les a faits, avec leur caractère, leur vraie manière d’être, dans la lumière, dans l’air, tels qu’ils sont. Mais vous ne les avez pas signés, vos dessins. Comment vous appelez-vous, jeune homme, et que voulez-vous donc faire ?
— Je m’appelle Claude Monet, et je veux être peintre, comme vous. »
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Le jour où… Eugène Boudin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°657 du 1 mai 2013, avec le titre suivant : Le jour où… Eugène Boudin