Exposé à la galerie Yvon Lambert, l’artiste Lawrence Weiner offre une voie de traverse dans l’art conceptuel.
« Lawrence Weiner, on ne peut que l’aimer ! » On partage volontiers le cri du cœur du galeriste parisien Yvon Lambert, tant l’artiste américain est délicieux. La poésie et l’humour pointent aux quatre coins de ses phrases. Esprit circulaire, Weiner est aussi entêtant que ses fugues linguistiques. Insidieusement, avec trois fois rien, il comble et densifie l’espace et l’esprit. « Il est irrésistible, confirme Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis-Vuitton pour la création. Il ne pèse pas, il divague, dans le beau sens du terme. Il vous fait toujours dériver dans le sens des étoiles. Lawrence n’ignore rien des stratégies du monde, mais ce n’est pas son lieu. » Sa curiosité l’amène à pratiquer plusieurs langues, mais aussi à connaître dans le détail certaines cultures, notamment française. Malgré les rasades de Whisky tannant sa voix, l’homme est aussi trop respectueux et professionnel pour sombrer dans des comportements de diva. « Lorsque vous vous présentez aux gens, il faut être en forme, c’est l’élégance et la dignité », indique l’intéressé. Deux mots qui reviennent en boucle dans sa conversation. « Il y a en Weiner un puritanisme au sens que Glenn Gould donnait à ce mot, le droit au lyrisme, une discipline de soi, l’idée de ne pas rompre cette dignité, de voir le privilège qu’il y a d’être en vie et surtout inspiré », glisse un observateur.
« Socialiste démodé »
Né dans une famille défavorisée du Bronx, Weiner sait tout des questions de dignité. Il vivra la répression maccarthiste comme une bénédiction, les professeurs renvoyés des meilleurs collèges étant recrutés par les établissements publics des quartiers chauds. « Socialiste américain démodé », il fait preuve d’une conscience sociale aiguë. Chez lui, esthétique et éthique se confondent. « On ne peut vouloir être Mondrian et agir comme Rembrandt, déclare-t-il. L’artiste n’est pas dans une tour d’ivoire. Je crois en la responsabilité. » En 1976, pour répliquer à la vague de rigorisme soldée par des arrestations dans le milieu du porno, il réalise des films pornographiques. Face aux remugles de la censure, il remet ça en 2008 avec Water In Milk Exists à la demande du Swiss Institute. Subtil, Weiner ne succombe toutefois pas au politiquement correct. « Je n’étais pas heureux du temps de Bush, mais pas plus au temps de Clinton, précise-t-il. Je n’ai pas beaucoup d’espoir en Obama qui est un type bien, mais conservateur. Au moins, je n’ai pas de grandes craintes non plus. Il ne fera pas intentionnellement des erreurs, comme Bush. » De même, l’artiste ne prend-il pas une pose prétendument anticapitaliste : « si l’art n’est pas une commodité, qui paye les factures ? Il y a une hypocrisie terrible. Si les artistes font partie de la société capitaliste, ils doivent être payés. » Il est aussi le moins farouchement américain de sa génération. « Il a été partout en Europe, des dizaines de fois, il a vécu aux Pays-Bas. C’est impossible que cela ne laisse pas de traces, insiste l’artiste Daniel Buren. Il n’est pas dans la caricature de l’artiste américain qui ne cite jamais un seul créateur européen. » Malgré sa forte rivalité avec Joseph Kosuth et son goût du débat, Weiner n’est guère un chicaneur amer.
Phrases poétiques
Après avoir réalisé des constructions laissées à l’abandon au gré de ses déplacements, effectué des explosions puis des peintures, Weiner trouve sa voie dans des phrases permettant des jeux perceptifs et descriptifs. « Je n’ai pas laissé tomber la peinture, mais ce type de peinture, et c’était le seul genre que je savais faire, précise-t-il. Je ne suis pas contre la peinture ou contre l’objet. Pourquoi devrions-nous être contre quelque chose pour paraître intéressant ? » Un sens poétique, entre Mallarmé et la Beat Generation, distingue d’emblée Weiner de ses pairs conceptuels. « Face à des tendances de l’art conceptuel qui optaient pour la philosophie, les mathématiques, la sémiologie ou la sociologie, Weiner a privilégié des propositions ayant une composante poétique liée à l’imaginaire et à l’éphémère », souligne le spécialiste Ghislain Mollet-Viéville. Bien qu’il ait figuré dans le quatuor de tête de l’art conceptuel exposé en 1964 par Seth Siegelaub, l’artiste préfère l’étiquette de « sculpteur matérialiste ». « Ce n’est pas un artiste d’idées, c’est la forme de l’idée qui compte », souligne le galeriste Pietro Sparta (Chagny, Saône-et-Loire). En 1968, il rédige sa « Déclaration d’intention », dans la foulée de celle de Sol LeWitt : « 1. L’artiste peut concevoir l’œuvre. 2. L’œuvre peut être fabriquée. 3. L’œuvre n’a pas besoin d’être faite. » Chaque partie étant de même valeur et en cohérence avec l’intention de l’artiste, la décision comme la situation reposent pour le récepteur sur les modalités de la règle. « Autour de 1965, il avait déjà réalisé des peintures dont le destinataire choisissait la couleur, la taille, les dimensions. Très tôt, Weiner ne met pas une touche personnelle dans son œuvre », rappelle Ghislain Mollet-Viéville. L’artiste confirme : « l’art est une chose objective. Cela présente une structure logique à la société que celle-ci peut accepter ou ignorer ». Cette souplesse dont Weiner fait preuve sur les questions de format et de protocole de fabrication le rapproche incidemment de Fluxus. Ghislain Mollet-Viéville rappelle ainsi cette phrase de George Brecht : « Je voudrais laisser à tout le monde le maximum de liberté. Certaines propositions ont été réalisées par moi, d’autres non : si le spectateur préfère l’objet à l’idée, il choisira. Il pourra aussi le réaliser lui-même. Tout est ouvert. »
De la troisième sentence
Le « manifeste » de Weiner a toutefois irrité certains de ses confrères. « Sa troisième sentence selon laquelle une pièce peut ne pas exister me semble irrecevable, affirme l’artiste Daniel Buren. Une pièce qui existe ou pas, c’est le jour et la nuit ! » Le contrôle, l’artiste le lâche aussi parfois à reculons. Ainsi, n’a-t-il pas forcément été à l’aise avec l’exposition « Works and Reconstruction » à la Kunsthalle de Berne en 1983. Jean-Hubert Martin, alors directeur du centre d’art, avait demandé à des artistes de réaliser un tiers de l’exposition, suscitant ainsi de vifs débats. « Lawrence m’avait prévenu d’éviter les artistes pour la troisième partie. Il y a tout de suite eu des petits frottements. Les gens ont eu tendance à faire œuvre », rappelle Jean-Hubert Martin.
On sent aussi un parfum libertaire dans son refus de hiérarchiser les genres. Un livre revêt de fait autant d’importance qu’une affiche ou une inscription murale. « Il peut construire dans des livres des séquences et des structures plus abouties que dans certaines de ses expositions », observe le critique d’art Damien Sausset lequel publiera fin mai avec l’éditeur Bernard Chauveau le nouveau livre de Weiner Et vogue la galère. Jouant sur un même principe d’équivalence, l’artiste apprécie autant un lieu public que privé, allant jusqu’à prétendre avec un brin de coquetterie ou de mauvaise foi que le contexte lui importe peu. « Je préfère les galeries aux musées, déclare-t-il. Vous n’avez rien à payer, si c’est nul, les gens peuvent juste rire. Au musée, ils ont l’impression qu’ils ont raté quelque chose. »
Nonobstant sa flexibilité, Weiner n’a guère dévié de son orbite. Ainsi, ne s’est-il pas fourvoyé dans des tableaux sur châssis comme son confrère Robert Barry. La typographie et les couleurs de ses phrases ont toutefois nettement évolué. Après avoir abandonné la neutralité de la police Franklin Gothic, il opte pour le FF Offline qui infuse à son travail une soudaine séduction. N’est-il pas devenu depuis un metteur en page virtuose et esthétisant ? « J’ai craint que Lawrence ne devienne le graphiste de sa propre œuvre. Mais avec le temps, je me suis rendu compte qu’il ne cessait de trouver des solutions », indique Jean-Hubert Martin. Pour Pietro Sparta, cette nouvelle séduction « est une manière maligne de rentrer en dialogue. Au premier abord, c’est plaisant, acceptable, alors que l’œuvre est tout autant complexe et précise. La séduction apparente est une porte supplémentaire, populaire. L’œuvre est communicante et c’est la seule chose importante pour Lawrence. » Néanmoins son omniprésence dans et hors des grands circuits n’aurait-elle pas dilué ou galvaudé la profondeur de son travail ? « C’est une œuvre ouverte, qui accepte de se confronter à tous les problèmes à partir du moment où il y a une demande, défend Pietro Sparta. C’est un personnage en roue libre qui pratique tous les jeux qui lui permettent d’avancer. Il se nourrit d’une demande comme d’un matériau. On est dans la sédimentation. » Mais aussi dans l’éparpillement et l’infiltration, deux données qui résonnent auprès de la génération actuelle.
1942 Naissance à New York
1968 Signe sa « Déclaration d’intention »
1983 Exposition à la Kunsthalle de Berne
2007 Rétrospective « As Far as the Eye can see » au Whitney Museum à New York
2009 Exposition à la Galerie Yvon Lambert à Paris jusqu’au 7 mars ; 12 mai : inauguration de sa commande publique à Corbigny (Nièvre)
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Lawrence Weiner, artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°298 du 6 mars 2009, avec le titre suivant : Lawrence Weiner, artiste