VENISE / ITALIE
Elle représente la France ce mois-ci à la Biennale de Venise. Basée à Anvers, l’artiste, récompensée par le Turner Prize en 2013, cultive l’ambiguïté et l’incertitude, dans ses propos comme dans son œuvre.
Laure Prouvost se livre peu. Elle manque de temps ; la 58e Biennale de Venise se profile en effet à l’horizon et, avec elle, la conception du pavillon qui lui a été confié. Toutefois, nous avons pu rencontrer l’artiste lors de son passage à Londres, où elle a tenu avec la commissaire associée, Martha Kirszenbaum, une conférence de presse pour annoncer son projet. Laure Prouvost, qui a vécu 17 ans dans la capitale britannique, se dit plus à l’aise pour parler de son travail en anglais. Et tant pis si le prestidigitateur embarqué dans le projet et à bord de l’Eurostar n’a pu exécuter face aux journalistes britanniques le numéro final qu’il avait précédemment réalisé à Paris, celui avec les colombes, les volatiles n’ayant pas reçu l’autorisation de franchir la Manche.
Laure Prouvost s’interroge, parfois, sur son lien avec la France. Dès l’âge de 13 ans, sa scolarité s’est en effet déroulée à Tournai, en Belgique, dans un établissement proposant un cursus artistique. C’était, déjà, l’expérience d’un « système différent » de celui de l’Éducation nationale française, dans lequel elle ne brillait guère, aux prises avec des difficultés de langage dont elle fera plus tard sa force. À sa majorité, elle poursuit ses études au Central Saint Martins College, rejoignant les côtes d’Albion où, bientôt, elle rencontre celui qui va devenir son mari. Changement de culture. L’anonymat de Londres lui plaît, bien que ses débuts n’y soient pas faciles. Un peu éprouvants même ; la jeune quadragénaire se souvient d’avoir fait des petits boulots et les fins de marché, d’avoir vécu avec peu : « La glaneuse, c’était moi », dit-elle par autodérision et en clin d’œil à Agnès Varda, une de ses références. En 2010, dans son film Stong Sory (Vegetables), elle racontait face caméra, cadrée en dessous du visage, voix extatique et mains volubiles, comment des légumes étaient tombés du ciel sur son lit à travers des trous du plafond. La vidéo était présentée avec, placée devant l’écran à la façon de reliques sacrées sur un autel, un assortiment de primeurs… « J’ai grandi dans une famille croyante, ma mère particulièrement. Il y a une sorte de magie dans le religieux, si on a la foi », commente-t-elle. De là à voir dans cette sanctification ironique de tout et n’importe quoi une analogie avec le statut des œuvres d’art dans les musées, « ces nouvelles églises où l’on garde précieusement quelques objets créés par les humains, quelques peintures, quelques idées », remarque-t-elle en souriant, ajoutant : « Comme l’art, la religion crée beaucoup d’images, mais sans humour, c’est ça le problème. » Laure Prouvost fuit l’esprit de sérieux. Ses origines ? Elle les évoque à demi-mot, parce que, cela se confirme au fil de l’entretien, elle préfère éviter de parler de sa vie, de là d’où elle vient. « Quand on discute avec elle dans un cadre professionnel, on pourrait imaginer qu’elle sorte de son personnage d’artiste, où la réalité et la fiction se mélangent lorsqu’elle parle d’elle et de son histoire familiale. Mais non, elle maintient l’ambiguïté. C’est un fort caractère et elle est très cohérente, y compris dans les détails, puisqu’elle cultive une forme d’incertitude jusque dans ses échanges », observe Camille Morineau, directrice des expositions et des collections de la Monnaie de Paris, qui l’a rencontrée en 2016. En s’installant à l’étranger, Laure Prouvost a échappé au regard scrutateur de ses compatriotes sur sa famille – des industriels du textile et des médias basés dans le Nord. Elle s’est inventé une généalogie beaucoup plus amusante, un grand-père artiste conceptuel occupé à creuser un tunnel et une grand-mère qui, à la suite de la disparition souterraine de l’aïeul, ne cesse de proposer du thé à ses visiteurs au milieu des restes de son « œuvre », en grande partie composée de poteries fessues. Wantee (jeu de mots intraduisible entre « do you want some tea ? » et « wanted »), fable filmée dans le décor d’une cabane à l’abandon restituée sous forme d’installation, lui a valu le Turner Prize en 2013. Une vraie surprise : Laure Prouvost est la première et la seule Française à avoir obtenu le prix. Quasi inconnue à l’époque dans l’Hexagone, la jeune femme s’était cependant déjà fait remarquer à Londres par son installation ambitieuse, Farfromwords, exposée à la Whitechapel Gallery, partenaire du Max Mara Art Prize for Women, dont elle a été lauréate pour l’édition 2011-2013.
Si elle suggère que sa grand-mère imaginaire, très présente dans son œuvre, est une réaction à la figure du « maître », une sorte de pied de nez à l’histoire de l’art, envisagée, cette fois, d’un point de vue féminin, Laure Prouvost évite en règle générale de livrer des clés de compréhension de son travail. Au point qu’elle a développé un art du bobard, dont elle fait même des tapisseries. Celle, éditée à 100 exemplaires en amont du pavillon de Venise pour aider à son financement, brodée de la phrase « We will tell you Loads of Salades on our Way to Venice » (sic) est vendue quatre mille euros pièce. L’intégralité de la somme réunie est reversée directement à l’agence de production ARTER, assure sa galeriste parisienne, Nathalie Obadia. Qui précise : « Laure Prouvost a un marché international ; outre Paris et Bruxelles, où nous la représentons, elle est présente à Berlin par la galerie Carlier-Gebauer, et à Londres et New York par la Lisson Gallery. Nous vendons dans le monde entier, aussi bien à des collectionneurs prescripteurs qu’à de simples amateurs d’art. Les prix vont de cinq mille à deux cent cinquante mille euros. Elle tient à conserver une partie des œuvres accessibles, elle a les pieds sur terre. » Pas si perchée, donc. Nathalie Obadia a découvert son travail en 2011, pendant la Frieze, sur le stand de Mot International, sa première galerie anglaise qui a, depuis, fermé. « Son installation était comme une sorte de grotte, à l’intérieur de laquelle on rentrait. Il y avait déjà là tout le vocabulaire de Laure Prouvost : les sculptures qui pendaient, les vidéos insérées dans les tapisseries, du mouvement, beaucoup d’images, un univers narratif très original que j’ai trouvé extraordinaire, à la fois désordonné et poétique. Une nouvelle Alice au pays des Merveilles. »
Tapisseries, dessins, céramiques, vidéos, sculptures, les installations de Laure Prouvost mélangent allègrement matériaux et techniques et « elle en expérimente continuellement de nouvelles », assure Nathalie Obadia. « J’ai été frappée par son attention aux détails, des pépins de framboise au type de rétroviseur de scooter qu’elle souhaitait trouver pour son dispositif, parallèlement à son ambition de créer une énorme frise circulaire, se souvient Emily Butler, commissaire pour la Whitechapel Gallery de l’édition 2011-2013 du prix Max Mara. À la fin, tous ces éléments faisaient sens, tissés ensemble en de multiples couches, dans une célébration visuelle, sonore et tactile. » Le jury du Turner Prize, pour sa part, avait salué un travail mêlant « les faits, la fiction, l’histoire de l’art et les technologies modernes ». La dimension immersive en est une constante. « Son œuvre est accueillante, le visiteur y est invité, attendu, bienvenu », souligne Camille Morineau. À Venise, le pavillon français abritera un film, mais aussi des sculptures en verre réalisées sur l’île de Murano, différents objets en résine, des plantes, et enfin une pieuvre tentaculaire, peut-être confectionnée à partir de chutes de tissu. À l’image de cette créature aquatique qui « pense en palpant », Laure Prouvost multiplie dans ses vidéos et ses dispositifs des expériences avec la matière. Œufs écrasés contre des troncs d’arbre, éboulements de terre, écoulement de glaise, lait maternel giclant d’un sein en gros plan, fontaine fuyant de toutes parts, l’image suinte, éclabousse, tour à tour liquide ou visqueuse, entre métaphore érotique et tentation régressive. « J’ai un peu tendance à vouloir tout sentir et toucher. Donc il y a beaucoup d’éléments qui rentrent dans mon travail, du sexe, de l’amour… La vie est comme ça », élude-t-elle. Dans cet univers souvent confus, parfois nimbé de vapeur d’eau, l’art tente de traduire des sensations, comme celle de « la caresse du soleil sur la peau ».
Bien plus qu’à un artiste tout-puissant, Laure Prouvost croit d’ailleurs à un art élaboré en fonction des circonstances et des situations. Invitée en Italie pour donner forme au projet qui lui a valu le prix Max Mara avant son exposition à la Whitechapel Gallery, elle a résidé à la British School à Rome, institution comparable à la Villa Médicis, puis à la Cittadellarte-Fondation Pistoletto à Biella, l’une voisine des jardins de la villa Borghèse, l’autre nichée dans les contreforts des Alpes. Séjours bucoliques, qui, selon la commissaire Emily Butler, sont pour beaucoup dans la luxuriance du panorama géant conçu pour son installation finale, Farfromwords. Cependant, la théorie n’est pas exclue de sa réflexion, non plus que la profondeur, avance Nav Haq, le commissaire de la première rétrospective consacrée à Laure Prouvost, « Am-Big-You-Us Legsicon », qui se tient jusqu’au 19 mai au M HKA, Musée d’art contemporain d’Anvers où l’artiste est désormais installée avec son mari et leurs deux enfants. Nav Haq a tenu à ce que l’exposition, foisonnante, rende compte de la complexité de l’œuvre. « On la réduit parfois à sa dimension ludique, c’est dommage. J’y vois des affinités avec les thèmes philosophiques de Simone de Beauvoir, en particulier sur ce que cette dernière a écrit concernant l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine et du choix de la liberté », affirme-t-il. Au-delà des jeux de mots approximatifs, le rapport au langage de Laure Prouvost exprimerait selon lui une douloureuse impossibilité à dire. Publié par le M HKA, le Legsicon, sorte de gros dictionnaire illustré, décrypte à l’appui une trentaine de notions et symboles clés de l’œuvre de l’artiste : nichons, institution, religion, framboises, intrusion, légumes… À l’entrée langage, on peut lire : « Favorise la communication entre les humains mais aussi les malentendus. » Et pour artiste :« L’œuvre d’un artiste est en évolution constante et (s)es significations changent en fonction de l’époque, du lieu et de ce que la société en fait. » En ce moment, celle de Laure Prouvost est à la mode.
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Laure Prouvost, l’art du bobard hissé haut à Venise
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Laure Prouvost, l’art du bobard hissé haut à Venise