La lauréate du prix Marcel Duchamp en 2013, qui a élu domicile en Suisse, représente cet été son pays d’adoption à la Biennale de Venise.
À Vevey, une fourchette métallique de huit mètres de hauteur est plantée tête en bas dans les eaux calmes du Léman, à quelques mètres de la promenade empruntée par les touristes et les riverains. Ce monument local signé de l’artiste Jean-Pierre Zaugg (1928-2012) invite, face à l’Alimentarium, « à manger le paysage ». À une bonne heure de train de Genève, non loin de Lausanne, il est vrai que cette petite ville suisse romande paisiblement posée sur la rive nord du lac, avec pour horizon les contreforts des Alpes, offre un panorama sublime. C’est ici que Latifa Echakhch a désormais son atelier, un local spacieux doté d’un sous-sol, dans une rue parallèle au quai. Elle a quitté Paris en 2008, d’abord pour Martigny – elle vivait à l’époque avec l’artiste suisse Valentin Carron. Elle y a apprécié la proximité avec la nature et, après avoir déploré la froideur des codes parisiens, « la solidarité de la communauté artistique locale ». Elle a adopté ce pays. Et la Suisse à son tour l’a choisie pour la représenter cette année à la Biennale de Venise. « C’est un honneur », affirme-t-elle avec la douceur d’une voix enrhumée. Depuis sa base helvète, Latifa Echakhch poursuit tranquillement une carrière internationale bien lancée. Représenté par des galeries de premier plan (Dvir Gallery, Kamel Mennour, Kaufmann Repetto et récemment Pace Gallery), son travail (principalement des installations et des mises en espace), très vite remarqué, a été montré dans de nombreuses expositions personnelles et collectives. Dès 2007, invitée par le Magasin de Grenoble à faire son premier solo, elle investit le bâtiment avec une œuvre, Dérives, consistant en un entrelacs géant de lignes brisées tracées au sol avec du goudron. Variation sur le motif ornemental de l’étoile, que l’on trouve dans les mosquées et les palais marocains, ce dessin est censé ouvrir à l’infini. Mais elle y introduit une notion de désordre et de chaos qui détourne en quelque sorte son caractère sacré. Simplicité formelle jouant sur un système de signes, efficacité visuelle, rapport à l’espace, interprétation critique ouverte : l’œuvre est emblématique de sa démarche.
Rien ne prédisposait cette fille d’immigrés marocains arrivée en France à l’âge de trois ans à devenir artiste. Ses parents la découragent même de suivre des cours d’arts plastiques au lycée, où elle optera finalement pour la filière économie. « J’étais la première personne de ma famille à faire des études, j’avais beaucoup de pression sur le choix du métier que j’allais exercer : l’art n’était pas une option », résume-t-elle. C’est une amie de sa mère, plus éduquée, qui, en la voyant dessiner, remarque son talent et suggère qu’elle s’inscrive aux Beaux-Arts. Elle se donne une année pour préparer le concours de l’École supérieure d’art de Grenoble, qu’elle réussit. Le monde de l’art contemporain lui demeure cependant étranger. Au point qu’elle se souvient de sa première visite d’étudiante au Mamco, à Genève, comme d’un « véritable choc ». Alors qu’elle se sent profondément déconcertée par ce qu’elle perçoit de l’art conceptuel, cette initiation la conduit à se forger une résolution : elle concevra pour sa part un art accessible, ouvert à une lecture immédiate. « L’art, ce sont des sentiments, dont on cherche à comprendre d’où ils viennent, ce qui les provoque, et en quoi ils sont partageables. J’aime l’idée que les gens ressortent d’une exposition en se disant qu’ils ont ressenti quelque chose et que cela affecte leur quotidien. » Comme un filtre léger à appliquer sur le monde qui nous entoure, pour le voir et le comprendre autrement. Le projet qu’elle conçoit en 2014 après avoir reçu le prix Marcel Duchamp illustre bien cette définition. Alors que le jury, présidé par Alfred Pacquement, salue « une œuvre entre surréalisme et conceptualisme » dont il souligne l’absence de « dogmatisme », la lauréate est invitée par le Centre Pompidou pour une exposition personnelle de trois mois à l’automne suivant. L’artiste l’intitule « L’air du temps», et y met en scène un paysage de cumulus moutonnant dans lequel on déambule, et où elle a disposé sa série des Encrages, des objets apparemment banals trempés dans de l’encre. L’installation se donne à lire en trois temps : le regard embrasse d’abord l’envers d’une nuée de nuages sombres posés au sol, châssis en bois apparents. Puis, en s’approchant, il s’attarde devant un objet posé devant chacun d’eux et dont la surface est noircie (une soupière, un flacon de parfum, des valises en carton, une collection de livres…). Ces babioles ont, pour l’artiste qui les a choisies, une signification singulière, un pouvoir d’évocation lié à l’enfance. Parvenu au bout de cette promenade, en se retournant, on contemple cette fois une nébuleuse blanche et bleue de cumulus peints. Un décor aérien tombé des nues qui sert de cadre factice à des reliques du quotidien surgies de la mémoire.
Cette installation, Latifa Echakhch dit l’avoir conçue comme une partition. « J’étudie toujours les étapes de vision des expositions et, pour moi, cela relève de la composition musicale. La première salle constitue la première vision, ensuite je vois le cheminement entre les pièces, le moment où on se retourne… J’ai beaucoup écouté la Passion selon saint Matthieu, certains opéras, leurs différents mouvements. Ma perception de la musique est avant tout spatiale. » Elle a profité de la période de confinement, qui l’a contrainte à la sédentarité, pour se mettre au solfège afin d’approfondir et maîtriser la dimension sonore de son expression. Au point de parler d’une orientation complètement nouvelle dans sa trajectoire. « Avant même de préparer mon projet pour la Biennale, j’étais consciente d’avoir besoin d’une pause dans mon travail. C’est quelque chose que j’avais planifié depuis longtemps, car j’anticipe énormément et je me souviens d’en avoir parlé très tôt à Kamel [Mennour, son galeriste]. Je sentais que cet arrêt était nécessaire afin de trouver une méthode pour tout remettre à zéro. J’avais observé ce moment chez les artistes, qui arrive en général vers la quarantaine, et cela me semblait vital : pour ma part, je ne pouvais pas continuer avec les seuls acquis mis en place au début de ma carrière. On risque, sinon, de perdre une certaine joie. Je me suis offert du temps, car j’avais besoin d’une petite révolution pour retrouver un autre élan. » Dans le sous-sol de son atelier, un studio d’enregistrement sonore sera bientôt aménagé, et un piano installé : elle a commencé adulte à prendre des cours et à poser sa voix. « Les notes, assure-t-elle, sont comme les couleurs. » Pour autant, ses références musicales ne se cantonnent pas au répertoire classique. À l’occasion de sa première exposition personnelle en galerie, à l’espace Premiers regards, à Paris, en 2002, elle avait emprunté son titre à un tube improbable des années 1980 : Words don’t Come Easy to Me, une ritournelle pop devenue un hit planétaire exprimant ce que le langage peut avoir de frustrant quand on le maîtrise mal.
Elle a voulu aborder le pavillon de la Biennale de Venise comme une musicienne, une volonté dont témoigne l’intitulé de son installation, The Concert, conçue en collaboration avec le percussionniste et compositeur Alexandre Babel et le commissaire Francesco Stocchi. De grandes sculptures végétales, noircies par la combustion, accueillent le visiteur à l’extérieur du bâtiment, tandis ce dernier progresse sur un sol crissant de gravillons dans une lumière orangée crépusculaire. À l’intérieur, l’obscurité de la pièce, peuplée d’autres formes anthropomorphiques, est trouée par une orchestration lumineuse qui appose ici et là des touches d’éclairage rythmiques, comme des pulsations silencieuses. « Je souhaite que les visiteuses et les visiteurs quittent l’exposition avec la sensation d’avoir assisté à un concert, avec ses harmonies et ses dissonances. Je voudrais que ces fragments de mémoire résonnent dans leur esprit », explique-t-elle, tout en s’interrogeant : « Peut-on substituer une perception à une autre, le visuel au sonore ? Je crois que la musique n’a pas besoin d’être jouée pour être entendue. » Son « but secret » ? Ce serait d’intervenir directement « dans la mémoire des gens ». Une chose est sûre : le partage de son œuvre avec le public est une étape essentielle de son travail. « La dimension de la solitude, je la ressens en tant qu’artiste, d’autant que je suis souvent seule à l’atelier, car j’aime faire les choses moi-même. Mais il y a un moment où cette solitude disparaît, c’est quand on donne l’œuvre au public, et ce, quelle que soit sa réception. » L’accueil critique n’a pas été tendre pour son dernier projet Horizon, présenté jusqu’à fin mars à la galerie Kamel Mennour : un coucher de soleil peint sur une surface dévorée par de larges craquelures, comme un décor fissuré. Pour obtenir cet effet, l’artiste recouvre son support de peinture noire avant de l’enduire à la truelle d’une fine couche de béton puis de peindre son paysage à l’acrylique, pour ensuite le démolir dans une succession de gestes très physiques qui délimitent de larges zones grises occultant la couleur. Avec cette « fresque » courant sur huit panneaux – des formats de 2 x 1,5 m qu’elle peut manipuler sans avoir besoin d’aide – et évoquant par son motif une carte postale surdimensionnée, elle dit avoir voulu représenter « le moment où on voit le coucher de soleil et sa destruction, simultanément ». Cela parle-t-il de l’état du monde, suggère-t-on ? « Oui, exactement », approuve-t-elle. Pour l’heure, elle vient d’achever selon un procédé similaire de recouvrement et de « grattage » une nouvelle série, Night Time, sur le point de rejoindre les cimaises de la Pace Gallery, à Londres, qui lui consacre son premier solo depuis qu’elle a rejoint ses rangs. « Je suis partie des clichés d’un photographe amateur, Sim Ouch, qui documente la scène nocturne de Lausanne depuis les années 2000, détaille-t-elle. J’ai choisi parmi des milliers de photos celles montrant des groupes sans qualité, et je les ai reproduites en peinture. » Très figurative, cette série autour du thème de la fête correspond à un manque qu’elle a ressenti à titre personnel. « Nous en avons été tellement privés pendant cette pandémie. Je ne fréquente pas les clubs, mais j’attache beaucoup d’importance aux soirées entre amis. Ces moments où on se réunit, on met de la musique, on danse. C’est une forme de résistance de maintenir cela. Peu importe les drames de l’actualité ou les drames intimes. » Ce thème semble avoir trouvé son audience si l’on en croit le succès commercial de l’exposition. Avant de nous quitter, elle nous fait deux recommandations : « Il faut aller voir le lac. Et L’Appartement, une galerie spécialisée dans la photo contemporaine qui a ouvert en 2021 au premier étage de la gare. » Tout le charme de la Suisse.
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Latifa Echakhch, l’artiste suisse de l’année
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : Latifa Echakhch - Portrait - L’artiste suisse de l’année