Invité par le Centre d’art contemporain de Brétigny, Santiago Sierra construit une sculpturepour prisonniers volontaires. Une œuvre violente, comme l’ensemble du travail de l’artiste.
BRÉTIGNY - Pour sa première exposition personnelle en France, Santiago Sierra a humé l’air du pays des droits de l’homme. Lors du vernissage de la manifestation au Centre d’art contemporain (CAC) de Brétigny, l’Espagnol installé au Mexique a demandé à un orchestre d’interpréter en boucle et pendant une heure le premier verset de la Marseillaise. L’action a donné suite à un enregistrement qui accompagne désormais une autre intervention, sculpturale celle-ci : un cube de béton noir de trois mètres de côté à l’intérieur duquel on ne pénètre qu’après la signature d’une décharge (Dwelling of a 9 square meters). Ayant rempli un formulaire le transformant en prisonnier volontaire, le visiteur est démuni de ses biens personnels et rentre dans la sculpture, sans qu’aucune information sur la durée de son séjour lui soit communiquée. Une fois la porte refermée, le gardien lance un dé à huit faces pour déterminer le temps d’incarcération, variant entre une demi-heure et quatre heures. Sans refroidir les prétendants, disons que l’aménagement du lieu se prête aussi bien à l’expérience métaphysique qu’au dégrisement punitif. Cette œuvre de Sierra s’inscrit dans la longue suite des relectures et réécritures d’une pièce phare de l’art minimal : Die (1962), de Tony Smith. Par ses résonances anthropométriques, le cube de l’Américain est à la source des critiques du théoricien Michael Fried concernant le devenir « théâtral » du minimalisme américain (« Art and objecthood », Artforum, été 1967). Georges Didi-Huberman, dans son essai Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Éd. de Minuit, 1992), a, lui, justement requalifié cette masse sombre, soulignant la présence qu’elle développe.
Délégation et aliénation
Dans cette histoire de regard, Santiago Sierra a plutôt opté pour la « garde à vue », si l’on se réfère au dispositif sécuritaire déployé ici. La vision d’un art minimal autoritaire et carcéral a un précédent dans les dénonciations de Robert Morris. Dans une affiche de 1974, l’artiste s’était photographié vêtu d’une panoplie sadomaso, avec chaîne et casquette en cuir. En 1978, sa série Realm of the Carceral reliait le dispositif du Panopticon décrit par Michel Foucault dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975) avec le vocabulaire de l’abstraction géométrique. Le travail développé par Santiago Sierra depuis une dizaine d’années s’inscrit pleinement dans cette dénonciation, mais il se double d’une adoption violente du système économique libéral. L’artiste s’est ainsi fait connaître pour avoir payé des ouvriers afin qu’ils restent enfermés dans des cartons quatre heures par jour pendant cinquante jours (12 workers paid to remain inside carboard boxes, Ace Gallery, New York, march 2000). En septembre 2000, Sierra a bâti un mur dans le centre d’art new-yorkais P.S.1. derrière lequel une personne était rémunérée pour vivre pendant 360 heures (A person paid for 360 continous working hours, P.S.1 Contemporary Art Center, New York, 2000). Chez Sierra, les protocoles de l’art contemporain sont montrés sous un jour pragmatique. La critique de l’institution, topique de l’art des années 1970, est ainsi poussée à son paroxysme. Le 2 avril, l’artiste ouvre à la Kunsthaus de Bregenz (Autriche) une exposition intitulée « 300 tons », soit la charge maximale supportée par la structure du bâtiment construit par Peter Zumthor...
Mais c’est le land art et le body art comme terrains d’asservissement qui attirent le plus fréquemment l’artiste. La délégation, mot cher à l’art conceptuel, se transforme en aliénation lorsque Sierra fait creuser à des travailleurs immigrés 3 000 trous au format cercueil (3 000 holes of 180 x 50 x 50 cm, Dehesa De Montenmedio. Vejer de la Frontera (Cadiz), Spain. July 2002), elle fait vomir lorsqu’il recrute des junkies pour leur tatouer une ligne noire sur le dos (160 cm line tattooed on 4 people, El Gallo Arte Contemporáneo. Salamanca, Spain. December 2000). Il va de soi que chacune de ses actions fait ensuite l’objet d’un tirage photographique destiné au marché de l’art. En bon artiste, Sierra s’assure une large plus-value via l’exploitation d’une main-d’œuvre qu’il rémunère selon les lois sociales en vigueur ou un système d’économie parallèle, amplifiant jusqu’à la douleur des mécanismes normalement anesthésiés par l’œuvre d’art. Un mécanisme parfaitement intégré lorsqu’en Angleterre il fait embaucher un vagabond pour qu’il répète dans la rue : « Ma participation à ce projet peut générer un projet de 72 000 dollars, je suis payé 5 dollars. » Quitte à accuser Sierra, on le taxera de réaliste.
À noter : la sortie du CD The first verse of the Marsellese… à l’occasion d’une conférence de l’artiste le 15 mai à 19 h 30 au CAC.
- SANTIAGO SIERRA, jusqu’au 29 mai, Centre d’art contemporain de Brétigny, Espace Jules-Verne, rue Henri-Douard, 91120 Brétigny-sur-Orge, tél. 01 60 85 20 76, www.cacbretigny.org, tlj sauf lundi, 14h-18h. Et aussi : MATHIEU LEHANNEUR, jusqu’au 29 mai. - SANTIAGO SIERRA, 300 TONS, jusqu’au 3 mai, Kunsthaus Bregenz, Karl Tizian Platz, Bregenz, Autriche, tlj sauf mardi, 10h-18h, jeudi 10h-21h, tél. 43 5574 485 94 0, www.kunsthaus-bregenz.at
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La peine du capital
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°190 du 2 avril 2004, avec le titre suivant : La peine du capital