La mobilité à l’arrêt

Il faut dire qu’à partir du XIXe siècle, le mouvement et la vitesse sont peu à peu devenus un véritable système socio-technique. Ils organisent l’espace et le temps, régissent notre économie de flux, distribuent les positions et déterminent nos modes de vie. Mais le paradigme mobilitaire a aujourd’hui du plomb dans l’aile : son impact catastrophique sur les écosystèmes, la santé et le climat, sans parler des inégalités qu’il charrie, rendent son devenir incertain. Tout plaide pour son inventaire critique, sinon pour un virage à 180°. Aussi n’est-il pas surprenant que deux expositions parisiennes sondent actuellement la thématique d’un regard prospectif. Au Maif social club, « Escales en vue » réunit jusqu’au 9 janvier 2019 les propositions de douze artistes autour de l’imaginaire du voyage. La mobilité s’y déploie à la fois comme réserve de désirs et comme catégorie à discuter, voire à dépasser et à déplacer pour mieux ouvrir vers d’autres modes d’être au monde. La mise en question du paradigme mobilitaire est également au cœur de « Mobile/Immobile », organisée par le Forum vies mobiles aux Archives nationales. « C’est une exposition bilan, explique Christophe Gay, son directeur. Une façon de faire comprendre et ressentir pourquoi il est intéressant de regarder le monde à travers la mobilité. » Depuis 2011, le think tank mène à bien cette entreprise en suscitant des collaborations entre artistes et chercheurs en sciences sociales. Jointes à un large corpus de films, de photographies et d’œuvres d’art, celles-ci viennent nourrir le parcours de l’exposition, et révèlent que la mobilité ne peut être abordée sans son envers : l’immobilité. « Les grands mobiles, ceux qui passent leur vie dans les transports et découchent soixante nuits par an, ne le sont que parce que leur conjoint, généralement une femme, reste à demeure pour s’occuper la maison, rappelle ainsi Christophe Gay. De même, on sécurise la libre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen en contrôlant les frontières. La tension entre mobiles et immobiles traverse jusqu’à nos existences mobiles : dans les transports, nous sommes coincés les uns sur les autres ! »Aux Archives nationales, cette dualité se déploie à travers une série de figures paradoxales : néo-nomades de Ferjeux Van der Stigghel, réfugiés connectés d’Ai Weiwei, travailleurs pendulaires indiens photographiés par Ishan Tankha… Elle se joue aussi, dès la cour de l’hôtel de Soubize, dans la confrontation des foules tokyoïtes de Sylvie Bonnot et d’une « montagne » de carcasses automobiles signée Elinor Whiddem. D’un côté, le flux incessant des hommes et des marchandises, de l’autre un horizon post-pétrole qu’on peine à imaginer autrement que comme un temps d’arrêt. « Accélérer ou ralentir ? », demande ainsi la dernière section de « Mobile/Immobile ». La chambre de décélération de Marie Velardi, les photographies d’Elinor Whidden et les trois diptyques conçus par Caroline Delmotte et Gildas Etevenard en collaboration avec Agnès Sinaï de l’Institut momentum semblent trancher : à l’hypermobilité contemporaine, ces œuvres superposent un rapport renouvelé à l’espace et au temps, plus attentif au rythme du cosmos et de la nature. Elles confortent en cela une aspiration partagée : selon une enquête internationale menée en 2015 par le Forum vies mobiles, 78 % des personnes interrogées (82 % en France !) aspirent à ralentir…