Art contemporain

John Baldessari, artiste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 6 janvier 2010 - 1551 mots

Délaissant la peinture pour la photographie et la vidéo, John Baldessari produit depuis quarante ans une œuvre aussi méthodique que prolifique. Portrait d’un conceptuel malicieux

Avec son mètre quatre-vingt-seize et sa barbe blanche, on imagine volontiers l’artiste John Baldessari en Santa Claus. Le très radical Joseph Kosuth le considérait comme un « cartoonist conceptuel », autant dire un charlot. Les jeunes, eux, le vénèrent en maître. Cet homme affable ne se prend pourtant pas pour un oracle. Son regard sur le monde est aussi curieux qu’amusé. Son succès tardif, l’emballement récent de ses prix en ventes publiques, semble ne lui faire ni chaud ni froid. « Je n’ai pas changé, mes idées n’ont pas changé. C’est le monde qui a changé, sourit-il. Quand, à mes débuts, je disais que j’étais artiste, on me prenait pour une fleur exotique. Maintenant, c’est devenu une catégorie sociale. » Comme le souligne l’écrivain Benjamin Weissman dans la revue londonienne Frieze, « Baldessari n’est pas le genre d’artiste célèbre qui a marqué le mot “héritage” au-dessus de ses toilettes ». Il n’est pas non plus un homme à étiquettes. Bien qu’il ait mené sa barque sur la Côte ouest des États-Unis, il ne pose pas en artiste de Los Angeles. « Je déteste cette ville, elle est laide, tout n’y est qu’industrie et argent. Mais je peux y travailler. Pourquoi je changerais ? Il faut être en colère pour travailler », dit-il avec une placidité qui semble contredire sa hargne.

Goût du déguisement
Dès ses premiers tableaux, réalisés dans les années 1950, son vocabulaire se met en place, tout comme son incroyable sens du cadrage. Mais la discipline lui semble très vite étroite. Il en pointera les limites en 1977 dans la vidéo Six Colorful Inside Jobs, où il peint et repeint une pièce. En introduisant dès 1966 des phrases dans ses toiles, il entend montrer « qu’un mot ne peut se substituer à une image, mais qu’il lui est égal ».

Commentaires, documentation…, tout un corpus annexe à l’œuvre envahit le champ du tableau. Les photographies d’arrières de camion font aussi leur incursion dès 1963. Baldessari a déjà des fourmis dans ses pinceaux. Avec la série des Painting by, il pointe du doigt la vanité de la maîtrise technique. Sa quête d’échappées aboutit en 1970 au « Cremation Project ». Hormis quelques spécimens conservés par sa sœur et ses amis, ses toiles finissent au crématorium. Un autodafé très ritualisé, les cendres étant disposées dans une urne qui prend la forme d’un livre. Une annonce publiée dans un journal fait office de faire-part et de nécrologie. « Si vous mourez, autant prévenir les gens, glisse-t-il avec un flegme consommé. J’aimais que les cendres retournent aux cendres, la poussière à la poussière, le pigment à la terre, dans un cercle éternel. » À partir de cette date, il fera un usage exclusif de la photo et de la vidéo. « Stratège comme un joueur d’échecs », selon sa formule, il manie montage, permutation et associations d’images, construit des narrations improbables et des jeux absurdes. Une chose le distingue des autres conceptuels, l’humour. Déjà, dans une peinture, il n’avait pas hésité à ébranler la position dogmatique du théoricien Clement Greenberg.

Plus tard, il égrènera des conseils farfelus aux artistes désireux de vendre. Dans la vidéo I’m Making Art, il utilise son corps comme médium artistique, à l’instar de Bruce Nauman. Mais l’ironie perce aux entournures… Cet humour distancié n’est pas sans rappeler celui de son compère Lawrence Weiner. « La clé, c’est que nous sommes bâtis de la même façon, nous avons la même structure de base, comme amis et comme collègues, confie Weiner. Ça aide d’être du même côté de la barricade ! »

Aux directives, Baldessari préfère les indices comme ces flèches qui pointent une action à venir ou un hors-champ que l’on ne saisit pas. Dans ses autoportraits retouchés, dans la série où il se masque le visage avec un chapeau, il évoque le thème du déguisement, stigmatisant au passage notre vaine obsession à capter le réel. Ce goût de l’ellipse et du secret se retrouve dans les années 1980 avec les visages recouverts d’un disque coloré. À l’aide de larges aplats de couleur, l’artiste crée une fiction souterraine, tisse des connexions cachées. Des accents dérangeants ou inquiétants s’immiscent parfois dans ses constructions, comme une goutte de sang perlant sur le visage d’une starlette. Pour Inventory, il juxtapose des photos de cadavres entassés dans un camp de concentration à celles d’un supermarché américain.

« Une histoire de l’art vivante »
Moraliste, Baldessari n’est jamais moralisateur. Encore moins lorsqu’il enseigne. « Je ne pense pas que l’art puisse être professé, observe-t-il. Ce que vous pouvez faire, c’est créer une ambiance dans laquelle il peut se produire. » C’est armé d’un credo – l’art naît de l’échec – qu’il fait guichets pleins dans sa Master Class à CalArts (Valencia, Californie), où il officie depuis 1970, ainsi qu’à l’UCLA (Los Angeles). « C’est un professeur calme, qui vous laisse vous humilier pour que vous compreniez à partir de ce processus comme vous étiez stupide. C’est une méthode très efficace », rappelle l’un de ses anciens élèves, l’artiste Farhad Moshiri. « On l’enviait tous, il a pris les images que nous aimions et ne nous en a pas laissées beaucoup. Il était comme une archive vivante d’images cool. » D’après le peintre David Salle, la classe de Baldessari faisait office de cellule révolutionnaire. « John était tellement accessible à ses étudiants, c’est comme s’il ne rentrait jamais chez lui », se souvient-il. Une grande partie de la longévité et vivacité de ce quasi-octogénaire vient de ce frottement permanent avec des étudiants, qu’il traite en pairs et non en disciples. « L’art est un dialogue, une conversation qui va et vient, je n’aime pas être considéré comme un gourou, insiste Baldessari. Si je commençais à me voir en Moïse emmenant son peuple vers la Terre promise, je serais dans de beaux draps ! » Sa dérision mâtinée de « cool attitude » et sa syntaxe malléable ne sont pas étrangères à l’engouement des jeunes créateurs. « John apporte toujours quelque chose de neuf », remarque Agnès Fierobe, directrice de la galerie Marian Goodman à Paris. « Ses œuvres correspondent aussi au besoin des jeunes artistes de comprendre à nouveau l’histoire de l’art de ces trente à quarante dernières années. C’est une synthèse pour une génération en pertes de repères, une espèce d’histoire de l’art vivante qui explique les choses avec fraîcheur, légèreté, sans emphase. »

Succès tardif
Tacite ou affirmée, son empreinte infuse le travail de quelques grands noms de l’art actuel, de Jenny Holzer à Barbara Kruger en passant par Richard Prince. Et pourtant, la notoriété de Baldessari fut bien moins rapide que la leur. Elle fut aussi plus lente que celle des artistes new-yorkais de son âge. « John est d’une génération beaucoup moins exigeante, indique la galeriste berlinoise Monica Sprüth. Les artistes de la Côte est comme Judd ou Flavin étaient plus pushy [arrivistes], ils étaient dans le combat. Baldessari a voulu se tenir à l’écart de ce discours-là et c’est pour ça que la reconnaissance est venue si tard. Et quand il vient tard, le succès ne peut pas vous faire perdre la tête ! »

Ce d’autant plus que Baldessari s’est toujours efforcé de conjurer tout système, toute facilité. « I will not make any more boring art [je ne veux pas faire d’art ennuyeux] », a-t-il inscrit sur une bannière à la Biennale de Venise en juin 2009, alors qu’il venait d’obtenir un Lion d’or pour sa carrière. Cette phrase qui sonne si juste date en fait de 1971. Il avait alors demandé à un groupe d’étudiants canadiens de la copier sur les murs d’une salle d’exposition. « Vous pouvez utiliser le langage de diverses façons, mais pas de manière académique. Le langage ne doit pas être ennuyeux. Je veux un livre que je puisse lire, pas un ouvrage qui me tombe des mains », aime-t-il à dire.
 
Ces dernières années, il n’hésite pas à puiser dans son ancien vocabulaire pictural, empruntant et grossissant nez et oreilles. « Je pensais que c’était comme les mines d’or épuisées, et puis on y revient. » Même si certaines de ses créations récentes, comme le tableau vivant exposé chez Sprüth Magers en octobre dernier à Londres, ou la sculpture représentant l’oreille de Beethoven, laissent perplexe, on ne peut lui dénier son souci d’être toujours aux aguets. « Je ne saurais pas trop quoi faire si je ne faisais pas de l’art, déclare-t-il. Mon but ce n’est pas de bien vivre, mais de faire le meilleur art possible. » Moral, vous avez dit moral ?

JOHN BALDESSARI EN DATES

1931 Naissance à National City (Californie).
1970 « Cremation Project » : il brûle ses toiles.
1972 Documenta de Cassel (Allemagne).
1981 Exposition au New Museum of Contemporary Art (New York).
2005 Rétrospective au Carré d’art à Nîmes.
2009 Rétrospective à la Tate Modern (Londres) ; exposition à la galerie Marian Goodman à Paris.
2010 Exposition à la galerie Sprüth Magers, Berlin (jusqu’au 16 janvier) ; rétrospective au Museu d’Art Contemporani de Barcelone (Macba) (11 février-25 avril) puis au Los Angeles County Museum of Art (Lacma) (27 juin-12 septembre) et au Metropolitan Museum of Art, à New York (17 octobre 2010-9 janvier 2011).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°316 du 8 janvier 2010, avec le titre suivant : John Baldessari, artiste

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