Jean Le Gac a été le premier artiste contemporain à associer systématiquement des récits à des images pour construire une histoire dont le héros est “le peintre”. Il prépare une monographie monumentale en un exemplaire unique.
« JE est un autre », écrit Rimbaud dans l’une de ses Lettres du voyant. Qui est Jean Le Gac ? la somme des personnages derrière lesquels il se dissimule ou grâce auxquels il se démultiplie ? Asfalto Chaves qui élève au rang d’œuvres d’art des boîtes de camembert rapportées de France ? Jacques Morand qui, enfant, voulait être peintre pour avoir le loisir d’admirer des femmes nues ? Une bonne trentaine de peintres hantent les œuvres de Jean Le Gac. À l’image de l’écrivain Fernando Pessoa qui s’était inventé plusieurs hétéronymes pourvus chacun d’une biographie singulière, il s’est créé une multitude de doubles lui permettant de s’exprimer dans toute une variété de registres. Explorateurs casqués, lieutenants de vaisseau à l’uniforme blanc impeccable, hommes nonchalants en costume de flanelle blanche, ses « doublures » vivent toutes des aventures exaltantes ou dangereuses. Quand ils ne chassent pas le tigre dans la brousse africaine, ils cherchent de l’or en Amérique latine, essuient des tempêtes de sable dans le Sahara, affrontent les mers et surfent sur les airs. « D’autres se livrent à des actions dérisoires qui par leur accumulation transmettent l’idée d’une vacuité désespérante, comme un vide métaphysique dont ils se font involontairement l’écho », écrit la critique d’art Anne Dagbert dans la monographie (Fall Ed., 1998) qu’elle lui a consacrée.
Expérience salutaire du dédoublement ? désir d’effacement ? fuite de soi-même ? Depuis ses premiers envois postaux presque anonymes des années 1970 se présentant sous la forme d’une ou plusieurs pages de photos et textes, l’artiste fait l’expérience du « je ne suis personne » formulé par Bernardo Soares/Fernando Pessoa.
« Je reste persuadé que pour être artiste, il faut sortir de soi-même. L’art est cet effort pour aller vers cet inconnu », plaide-t-il.
Adieux au monde de l’art
À l’avant-veille de ses 70 ans, en 2005, pour partir « l’esprit pacifié », Jean Le Gac a publié ses adieux au monde de l’art. Des adieux iconoclastes et diversement appréciés, à Daniel Buren « et à sa position haut perchée sur la dernière marche d’un musée », à Jean-Hubert Martin « chercheur d’étoiles », à « l’irremplaçable » Pontus-Hulten... « Bientôt des noms ici ne diront plus rien. L’art va ainsi, beaucoup de vagues pour un peu d’écume vite bue par le sable », écrivait-il avec l’humour caustique qui le caractérise. Quelques piques mais jamais de méchanceté. « Jean est d’une douceur exceptionnelle, d’une douceur injonctive qui vous invite à l’écoute », note l’historienne et critique d’art Ann Hindry. « Il ne se fâche pas, ne critique jamais les autres », poursuit Vincent Madramany, le président du centre d’art de Perpignan Acentmètresducentredumonde qui loue tant l’élégance discrète et la bonhomie du personnage que l’intelligence de sa démarche conceptuelle.
Dix ans après ses adieux prématurés, Jean Le Gac est toujours sur le pont dans son appartement parisien perché entre la place Gambetta et le cimetière du père Lachaise. Au troisième étage de l’escalier C, l’appartement de droite a été transformé en un « musée Jean Le Gac ». On y découvre trois salles thématiques (les voyages, les herbiers, les cinémas) où sont conservés des objets qu’il crée et qu’il accumule en collectionneur éclectique. Des masques africains, des tissus asiatiques, un sanglier et un raton laveur empaillés, une statue en plâtre du peintre aventurier, et une multitude de photos-textes alignés sur les murs.
Petites lunettes rondes posées au-dessus d’une barbe poivre et sel, chemise blanche et pantalon gris anthracite, il est assis sur un canapé en rotin dans son salon-bibliothèque petit-bourgeois. Les vitrines sont remplies de romans populaires des années 1930, son péché mignon. Des Petits détectives illustrés par Maîtrejean, des dizaines d’Harry Dickson, le Sherlock Holmes américain recréé par Jean Ray, aux côtés de suppléments illustrés du Petit journal. Plus loin, sur d’autres rayonnages, place à Borges pour lequel « le labyrinthe temporel est beaucoup plus vertigineux que l’espace », à Henry James, à Raymond Roussel et à sa « Doublure ». Place à tous ses auteurs fétiches parmi lesquels Adolfo Bioy Casarès, auteur de L’Invention de Morel (1940), son ouvrage culte, son livre de chevet qui décrit un univers clos qui fonctionne, en boucle, sur la mémoire répétitive. Dans ce monde d’hologrammes, les images spéculaires de personnages morts réapparaissent comme s’ils étaient perpétuellement en vie.
« Son art a la saveur du vert des amours enfantines, tout en légèreté et en grâce, en inconscientes cruautés et en géniales découvertes, s’amuse Evelyne Artaud. C’est aussi une œuvre qui vous pose des questions fondamentales », observe la commissaire d’exposition indépendante qui avoue que le peintre et l’œuvre demeurent pour elle une énigme. La question de l’identité notamment. Un écho à l’interpellation du philosophe Jiddu Krishnamurti ? : « Savez-vous que vous êtes le monde et que le monde est en vous ? »
Vocation précoce
Pendant sa petite enfance à Tamaris, un faubourg minier d’Alès (Gard), c’est sa grand-mère et son grand-père, Constantin Stavros Kyriakos, qui prennent soin de lui. Une jeunesse heureuse à batifoler dans des parcs peuplés de jeunes filles et aux abords d’une mine qui conservait, dans les années d’après guerre, un peu de la magie du Front populaire. Quand Constantin meurt soudain de silicose, Jean Kyriakos quitte Alès pour Carmaux (Tarn). Autre fissure, autre bleu de l’âme alors qu’il vient de fêter ses 7 ans. Sa mère, fille célibataire, s’étant mariée, le garçon hérite d’un nouveau patronyme, « Le Gac », et d’un beau-père qui l’indiffère. « Aussi facilement effacé que l’est ce corps physique que la mère met au monde, le nom du peintre (le nom du père) ne sera jamais pour Le Gac fondateur de vérité », écrit Catherine Francblin dans une monographie, parue aux éditions Flammarion en 1984, pour tenter d’expliquer ces dédoublements mystérieux.
Sa vocation est précoce. À l’âge de 7 ans, l’apparition, sous le soleil du Midi, d’un peintre du dimanche muni de son magnifique chevalet, de sa palette et de ses tubes de couleurs, fait naître en lui le désir de devenir peintre. Il lit Arts et spectacles, suit des cours de dessin et fréquente assidûment le Musée Toulouse-Lautrec d’Albi. Son diplôme d’enseignement d’arts plastiques en poche, il devient professeur de dessin et partage son temps entre le lycée et l’art. « Quand j’en avais assez du lycée, j’étais content de rejoindre le milieu artistique et inversement. »
Un peintre romancier
Il trouve sa voie à la fin des années 1960 en associant textes et images biographiques, véridiques ou inventés, donnant ainsi naissance à une nouvelle forme éclatée au mur : le photo-texte puis la peinture-photo-texte qui remplaceront le tableau. Aux voies larges et droites menant à la création d’œuvres définitives, il préfère les sentiers zigzaguant entre le document et le grand art. Le pistage artistique sur les traces de son personnage, peintre de roman. Lunettes d’aviateur, Borsalino, fronde africaine et boro, ce vêtement pauvre du Japon ancien : autant d’objets, de motifs récurrents et omniprésents dans son œuvre. Autant de traces de la disparition d’un peintre sur laquelle il ne cesse d’enquêter se glissant dans la peau d’un détective.
Pourquoi créer, puis pister ces doubles ? « Je me situe en dehors du temps. J’ai rejoint l’enfance car c’est en regardant des illustrations de livres pour la jeunesse que j’ai ressenti la plus forte charge émotive, » rétorque Le Gac, énigmatique.
En 1972, c’est la consécration. Il expose à la Biennale de Venise, à la Documenta V de Cassel puis au Guggenheim de New York. Il rentre à la Galerie Templon, à Paris, où il expose ses « Cahiers » qui seront ensuite montrés au Kunstmuseum de Lucerne, en Suisse.
Faux peintre du dimanche
Au début des années 1980, il revient avec délectation à la belle peinture en copiant au pastel des illustrations de livres de sa jeunesse. Cette nouvelle manière, conçue comme un appeau, comme un piège visuel pour capter l’attention du public, se poursuivra jusqu’à aujourd’hui.
Derrière la façade de l’inoffensif peintre du dimanche se cache un plus vaste projet. Faire avancer l’art contemporain en mêlant et reliant les disciplines. Jean Le Gac sera un des premiers à associer systématiquement des récits à ses images, parmi les premiers à introduire le terme de « fiction » dans les arts plastiques. « Il n’est pas réductible à qui ou quoi que ce soit que l’on connaisse, souligne Ann Hindry. C’est un esprit très français, l’un des rares artistes à être capable de lier avec sophistication la littérature, les arts plastiques et sa propre biographie. » C’est aussi un être insaisissable, manquant un peu de chaleur, et qui se dissimule volontiers derrière sa gentillesse.
Tous les rôles
Depuis le début de l’année, l’artiste travaille sur une monographie monumentale en deux volumes et en un seul exemplaire. Une sorte de défense et illustration de son art. Pour tenter de remettre à flot une œuvre négligée par l’institution et le marché qui lui préfèrent des pièces plus spectaculaires, l’artiste s’est constitué en collectif. Un collectif Le Gac-Jean Pleinemer dont il endosse tous les rôles : celui du peintre, de l’artiste, du plasticien mais également du conservateur, et de son alter ego, son Monsieur Loyal. Cette monographie sera exposée, au printemps prochain, à Carouge près de Genève, à l’occasion des 20 ans du Mamco, le musée d’art contemporain de Genève. L’exposition intitulée « L’atelier parallèle » sera une réplique fantasmée de son appartement parisien.
« Songez même si les artistes le taisent que nous ne pouvons être réduits à notre nom. Participent à notre art tous ceux avec qui nous collaborons, galeries, institutions, critiques, collectionneurs et proches », insiste Jean Le Gac.
Une façon à lui de faire siens les vers écrits en 1939 par Henri Michaux dans L’Espace du dedans ? « Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier. »
1936 Naissance à Tamaris, faubourg d’Alès (Gard).
1942 Décide de devenir peintre.
1969 Premiers « envois postaux ».
1972 Expose à la Biennale de Venise et à la Documenta V de Cassel.
1978 Exposition personnelle au Centre Pompidou.
1981 Commence la série ses « Délassements ».
1984 Expose au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
1984 Parution de Et le peintre. Tout l’œuvre roman (1968-2003) chez Galilée.
2006 Rétrospective au centre d’art de Perpignan Acentmètresducentredumonde, et à la Villa Tamaris Pacha, La Seyne-sur-Mer.
2015 Exposition, en avril, au Musée de Carouge à l’occasion des 20 ans du Mamco.
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Jean Le Gac, artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°423 du 14 novembre 2014, avec le titre suivant : Jean Le Gac, artiste