PARIS
Ayant fait de la lumière son matériau de prédilection, elle réalise des œuvres puissantes et fragiles qui sont l’occasion de fabuleuses expériences d’amplification de notre perception. Cette année, son actualité nous conduit de Paris (Musée de l’orangerie et Grand Palais) à Venise, en passant par les Pays-Bas et Sharjah.
Dans la nuit de l’hiver, derrière les grilles d’une maison bruxelloise, au fond d’un jardin, nous apercevons une façade incandescente. Deux immenses baies vitrées laissent découvrir l’intérieur de la maison-atelier d’Ann Veronica Janssens baigné dans une lumière artificielle dorée. En contre-jour, les silhouettes d’un chat et d’un chien, tous deux immobiles, entourent celle de l’artiste au pied de la porte. Enveloppée dans la lumière chaude et irréelle des lieux, Ann Veronica Janssens se confie, à la fois lointaine et extrêmement présente. Définitivement insaisissable. Ceux qui la connaissent évoquent souvent un mélange de douceur et de radicalité.
De son enfance passée au Congo, à Kinshasa, elle dit peu de choses. Elle se souvient de la lumière extrêmement puissante de ce pays où elle observait les phénomènes du ciel, du soleil… L’après-midi, comme il n’y avait pas école, elle allait visiter le musée d’art du Congo. La situation politique devenant de plus en plus compliquée à la suite de l’indépendance, ses parents décident en 1968 de déménager et reviennent s’installer en Belgique. Une page se tourne. Ann Veronica a alors 12 ans. Elle fait ses études à La Cambre, l’École nationale des arts visuels à Bruxelles, où elle intègre l’atelier expérimental de l’artiste d’origine polonaise Tapta, qui a révolutionné l’art textile et dont elle devient l’assistante, tout comme Monika Droste. Ces deux artistes en herbe qui étaient ses étudiantes préférées l’aident à réaliser ses installations à partir de cordes ou de caoutchouc. « Tapta était une artiste radicale, exigeante et sensible qui encourageait beaucoup ses élèves », souligne Ann Veronica Janssens qui, par la suite, réalisa des œuvres à quatre mains avec Monika Droste. Dans les années post-punk, ces deux jeunes femmes à la personnalité déterminée proposent alors des installations rudimentaires remarquables. Notamment en 1985, quand elles installent dans un parking liégeois des miroirs qui capturent la lumière du ciel pour la propulser à l’intérieur du parking.
Fille d’architecte, elle voulait « être architecte mais c’était une très mauvaise idée », confie l’artiste. Le rapport à l’architecture restera cependant un élément clé de son travail qui joue en permanence avec elle, l’expérimente, l’amplifie, le révèle, brouille la perception que nous en avons. De 1987 à 1993, elle propose des interventions sculpturales à partir de blocs de béton cellulaire ou de briques qu’elle emprunte à des entrepreneurs locaux avant de les leur rendre une fois l’exposition terminée.
« Le thème central de son œuvre est d’éviter de produire des objets », nous explique Hans Theys, critique et commissaire indépendant qui lui a consacré de nombreux textes. « Ann Veronica Janssens ne s’intéresse pas aux objets mais à l’illusion d’optique que cela provoque. Il faut regarder ses œuvres out-of-focus, il faut regarder juste à côté. Et se mouvoir… “Ma voiture est mon atelier”, m’a-t-elle un jour confié. Ann Veronica aime être dans une image qui bouge. Elle a souvent des migraines, ce qui provoque une vue stroboscopique. Elle ne voit pas tout à fait la réalité comme nous la voyons mais comme une succession de diapositives. Une de ses pièces préférées est L’Aquarium car cette œuvre permet de voir des images qui se succèdent. » Dans un mélange d’huile et d’alcool, l’huile de silicone entraîne la formation d’une goutte qui a l’effet d’une loupe et dans lequel se reflète le monde alentour en perpétuel mouvement.
Travaillant avec l’insaisissable, l’évanescence, les œuvres d’Ann Veronica Janssens nous invitent à élargir et à approfondir notre perception. Et c’est là l’immense talent de cette grande dame de l’art qui sculpte la lumière avec une virtuosité sans pareille. Elle s’inscrit ainsi dans une filiation qui la précède et qui commence aux États-Unis, dans les années 1970, avec notamment James Turrell – filiation dans laquelle elle occupe une place de choix. Dans cette famille d’artistes, des stars comme Olafur Eliasson et Anish Kapoor lui doivent beaucoup. On sait que ce dernier a regardé durant de longues heures le Corps noir (1994) d’Ann Veronica Janssens. Cette œuvre qui offre la troublante expérience d’une image renversée de l’espace a marqué plus d’un esprit.
La lumière est déjà là dans son travail en 1979, lorsqu’elle remporte le Prix de la jeune peinture belge alors qu’elle est encore étudiante. Cela non pas grâce à une peinture mais grâce à la projection d’un film en Super 8 montrant une femme à contre-jour travaillant du tissu dans une ambiance rappelant celle des tableaux de Vermeer. « Par rapport à d’autres artistes de l’art optique, elle est beaucoup moins autoritaire et théâtrale. Elle n’a pas peur de montrer les ficelles comme, par exemple, laisser visible le projecteur qui crée une ambiance lumineuse », souligne Cécile Debray, qui l’a invitée en ce début d’année au Musée de l’orangerie pour dialoguer avec les Nymphéas de Monet que l’on peut considérer comme « la première installation immersive contemporaine ». Pour l’occasion, elle a imaginé un bain lumineux et coloré.
La dimension immersive de son travail remonte aux années 1990. En 1997, invitée au MUHKA d’Anvers, elle plonge les lieux d’exposition dans le brouillard, le premier d’une longue série qui a grandement participé à sa reconnaissance internationale. Réagissant à l’espace blanc du sol au plafond et baigné dans la lumière naturelle du musée, elle décida de « pulvériser les murs du bâtiment » en le plongeant dans un bain d’huile. « L’espace s’ouvrait, explique l’artiste. Je voulais donner une matérialité à la lumière, sculpter la lumière […]. C’était comme un zoom dans la lumière. » Perte de contrôle assuré ! Le spectateur chavirait ainsi dans un espace-temps qu’il ne maîtrisait plus. Tous ses sens étaient convoqués, mis en alerte, au risque de subir un sentiment d’angoisse et de vertige. Deux ans plus tard, en 1999, elle récidive lors de son intervention à Venise, en duo avec Michel François dans le pavillon belge, sous le commissariat de Laurent Jacob. Le brouillard vise cette fois à faire disparaître les objets exposés par Michel François, générant des effets d’apparition et de disparition. Un coup de projecteur qui lui assure une visibilité internationale mais aussi un moment de grâce, suspendu, dans la cohue de l’événement vénitien.
C’est par le brouillard que la couleur advient dans un second temps. « Jusque-là, j’utilisais la couleur des matériaux, confie l’artiste. Tout a commencé avec Pierre Droulers, chorégraphe belge qui a toujours gardé un œil ouvert sur les arts plastiques, et qui m’a invitée à intervenir dans une de ses créations. » La première invitation ne fut pas la bonne. « Je me suis retirée du projet, je ne me sentais pas du tout à l’aise avec la frontalité de la scène. » Leur première collaboration aboutie a finalement lieu dans un théâtre, à Tours, où elle plonge la scène dans un brouillard coloré aux allures de coucher de soleil renversé. Suivra en 2001 son intervention muséale dans un container recouvert de film coloré à la Nationalgalerie de Berlin, puis son bain coloré imaginé pour la Kunsthalle de Berne plongée dans un brouillard coloré grâce à un jeu de filtres de couleur posés sur les fenêtres. Le spectateur pouvait faire l’expérience de la couleur pure. Une forme de peinture sans support, dématérialisée.
La rencontre avec la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker fut tout aussi déterminante. Avec Michel François, elle imagine la scénographie de The Song, en 2009, qui évoque un monde qui court à toute allure. « Cette collaboration fut formidable. J’ai beaucoup aimé travailler sur tout ce qui ne se voit pas, laisser toute la place aux danseurs et, par des interventions simples, agir sur la scénographie, être en négatif… décélérer. » Comme le souligne son galeriste parisien depuis dix ans, Kamel Mennour, « elle aime cette communion d’esprit avec d’autres créateurs, cela l’élève, elle donne et elle reçoit. Dans ses propres œuvres, et notamment avec ses brouillards, elle est elle-même à l’origine d’une chorégraphie des corps des visiteurs qui deviennent ses acteurs. »
Ann Veronica Janssens se montre précise, exigeante dans son travail, car « ses œuvres sont si subtiles qu’elles peuvent vite basculer dans le rien…, explique Denis Gielen, directeur du Mac’s au Grand-Hornu. Ce qui est passionnant chez elle, c’est la dimension empirique, expérimentale de sa démarche. Elle travaille en allant à la rencontre des matériaux qu’elle découvre et qui déclenchent chez elle un processus de reconnaissance. Elle n’a pas une idée a priori de la forme, mais simplement une intuition. »
Faisant régulièrement appel à des scientifiques pour faire des tests et rendre possible techniquement certaines œuvres, Ann Veronica Janssens est aussi à l’origine, avec Nathalie Ergino, directrice de l’IAC de Villeurbanne, de la création du Laboratoire espace cerveau en 2009. « Réunissant un petit groupe de philosophes, d’artistes, de scientifiques, le rapport à l’œuvre d’art est interrogé. Au départ, on était un tout petit groupe, puis le laboratoire s’est modifié, de jeunes artistes ont été invités ainsi que le philosophe Montebello. » « L’objectif, écrit Nathalie Ergino, est de prendre part à la réflexion sur les bouleversements qui traversent la société toute entière […]. Les récentes découvertes scientifiques, en neurosciences, en astrophysique, en biologie, en géologie nous mènent à une redéfinition des limites entre corps, temps et cerveau et à une expérience étendue de l’environnement. »
« Serendipity » ou l’art de trouver sans chercher. C’est ainsi que s’intitulait son exposition au Wiels en 2009, faisant écho à une forme d’errance et de hasard heureux. L’invitation par le directeur du Wiels allait de soi : Dirk Snauwaert considère Ann Veronica Janssens comme une artiste majeure de la scène belge de la deuxième partie du XXe siècle. « Au même titre que le trio de femmes fortes formé par Marthe Wéry, Chantal Akerman ou Lili Dujourie, c’est un maître à penser qui est très respecté. Et c’est la plus cohérente. Elle poursuit depuis quarante ans sa voie dans une forme de néomodernisme », insiste-t-il. « Deux ans avant sa mort, Jef Geys, juge impitoyable, disait “Elle n’a toujours pas fait d’erreur.” C’est un travail qui ne tente pas de dominer le monde mais qui propose plutôt des prismes permettant d’augmenter notre sensibilité […]. Cela participe de l’hermétisme avant-gardiste qui refuse d’élaborer des messages clairs et tout prêts, car son œuvre relève de l’univers sensoriel. Dans un monde de la pseudo-communication, ce choix est une marque de rébellion très claire », poursuit Dirk Snauwaert. Et, en ce sens, c’est un travail très politique comme aime à le rappeler une de ses critiques les plus fidèles, Bieke Bal qui la décrit comme une personnalité « enchantante et généreuse ». « Priver le spectateur de routine est un acte politique d’ouverture sur le monde. Ann Veronica Janssens articule l’abstraction avec la pensée politique, car, sans imposer la moindre direction à suivre, elle nous incite à penser, à développer une plus grande profondeur émotionnelle et intellectuelle. »
Travailler avec Ann Veronica Janssens, « c’est un rêve pour un commissaire », confie Guillaume Désanges qui l’a invitée en 2015 à la Verrière d’Hermès, en duo avec Michel François. « C’est quelqu’un qui doute, qui réfléchit et qui est donc ouvert à la discussion mais qui sait en même temps prendre des décisions. » C’est sous cette Verrière, qui laisse apercevoir le ciel bruxellois, qu’elle a imaginé son premier lancer de paillettes, un « coup de pied dans les étoiles », qui sera suivi de toute une série de jetés de la sorte, créant par ce simple geste des champs colorés aux infimes variations à même le sol, des fulgurances de couleur à la fois dérisoires et puissantes.À la manière d’un memento mori, les œuvres d’Ann Veronica Janssens sont autant d’invitations à saisir l’instant présent et à apprendre à regarder la nature miraculeuse du quotidien. Un rayon de soleil, une goutte de rosée, une brume matinale…, ces petites choses qui nous échappent et qui nous rappellent que tout passe et qu’un jour, nous redeviendrons poussière.
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Janssens Ann Veronica - Et la lumière fut
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Janssens Ann Veronica - Et la lumière fut