Jacques Monory, c’est une maison bleue...

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 22 janvier 2009 - 1507 mots

Ici, toutes les pièces de vie tournent autour de l’atelier du peintre où se jouent, chaque jour, des bribes d’une histoire esquissée en bleu. Moteur…

Il fut un temps où, quand il rentrait chez lui, il s’arrêtait sur le seuil de son atelier, retirait son chapeau et, d’un mouvement digne d’un champion de frisbee, l’envoyait en direction d’un perroquet en bois sur lequel il se posait comme par enchantement. Jacques Monory a un sens particulièrement développé de la notion de cible. Rien de plus normal quand on sait que, depuis plus de soixante ans, l’un de ses exercices préférés est le tir au revolver – avec la peinture, cela va de soi ! D’ailleurs, entre ces deux disciplines, il y a plus d’un point commun : elles réclament également concentration et décontraction, maîtrise de soi et liberté, attente et promptitude.
Pour Monory, tenir en main un revolver ou un pinceau relève en effet d’une même aventure ; ici et là, il est pour lui question d’art. S’il s’est davantage illustré dans l’un que dans l’autre, c’est qu’il a toujours privilégié la fiction au réel et qu’il n’a jamais arrêté de faire son cinéma. Non qu’il aime se donner en spectacle, ni qu’il soit un affabulateur, mais il a l’imagination qui cavale et il tourne toujours dans sa tête mille petites histoires. Monory n’est quasi jamais en accord avec la réalité. Qu’il participe à une conversation ou qu’il en attrape une en vol, il cherche toujours à l’entraîner dans les dédales de sa pensée sans se soucier de savoir si celle-ci est en phase avec celles-là. S’il s’en soucie, il ne dit plus un mot.

Il fait froid ce matin dans l’atelier du peintre
À l’écart des rumeurs de la capitale, Monory habite à Cachan, au fin fond d’une impasse, une maison de style industriel envahie par le travail. L’atelier en est la pièce principale. Il est surmonté d’une grande mezzanine qui est partagée entre bureau, cuisine et séjour, et qui ouvre sur une grande terrasse fort agréable aux beaux jours.
Large et spacieux, coiffé d’une grande verrière à double pente dont les stores mécaniques abritent tantôt du froid, tantôt de la canicule, l’atelier de Monory offre en son centre un vaste espace de travail qu’augmente un imposant jeu de miroirs plaqués sur un mur. Sur les côtés, l’artiste a disposé soit de longs plans de travail qui sont encombrés par toutes sortes d’affaires, soit d’imposants rayonnages où il stocke ses œuvres. Il y en a là une grande quantité, de tous les formats et de toutes les périodes, soigneusement classées et étiquetées sur la tranche afin de les identifier au premier coup d’œil.
Il fait froid ce matin dans l’atelier et le chauffage tout juste branché n’a pas encore diffusé sa chaleur. Monory, pantalon de velours, veste épaisse maculée de peinture et casquette sur la tête, s’applique à nous montrer les grandes toiles qu’il vient de réaliser et qui sont destinées à sa prochaine exposition au printemps, à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. L’artiste y a été invité à occuper la grande salle dite « de la Mairie » dont une façade donne sur la cour Giacometti. Les Maeght, Saint-Paul, la fondation, Jacques Monory connaît bien. Il a travaillé dans le passé avec Aimé Maeght et ce nouveau projet le ravit.
Dans cette perspective et en rapport avec le fait que l’une de ses œuvres figurant un tigre se trouve dans les collections de la fondation, Monory a décidé de réaliser cinq immenses tableaux autour de l’animal. Il en a déjà fait quatre, ce qui n’est pas rien car, à 84 ans passés, ce n’est pas une mince affaire, quand bien même l’artiste ne cesse de répéter qu’il ne sait rien faire d’autre que peindre. Mais qu’est-ce que le tigre a de si intéressant ? « C’est un animal superbe, réplique aussitôt Monory, vous fixant du regard derrière ses lunettes teintées. Un animal libre et sauvage. Il est très féminin, avec une magnifique démarche glissante et sensuelle. La mort au bout de la patte. »

Le bleu pour ne pas peindre avec les couleurs « dites » naturalistes
Aidé de Paule, son épouse qui gère avec attention l’œuvre du peintre, Monory déplace les tableaux l’un après l’autre, les couchant si nécessaire à même le sol de façon à ce qu’on les voie dans les meilleures conditions. Pour chacun, il lui plaît d’en dire un mot, d’expliquer son pourquoi et son comment, d’insister sur le fait que s’il est un peintre figuratif, il n’y a en fait aucune narration continue dans ses tableaux. C’est plutôt une histoire sans fil.
Interrogez-le par exemple sur les raisons qui l’ont conduit à figurer cette femme empruntant d’un pas vif une imposante passerelle comme celle qu’on voit au-dessus des voies ferrées, il ne vous répond pas directement mais vous fait remarquer qu’elle tient un revolver à la main. Que fait-elle là ? Il attire votre attention sur le bas droit du tableau. Qu’y voit-on ? Un encadré figurant un homme gisant à terre, la tête dans une flaque de sang, son chapeau tombé devant lui. Demandez enfin au peintre ce que vient faire ce tigre bondissant en travers de l’image et qui semble comme sauter sur la femme ? Monory s’approche du félin, insiste sur la beauté et la précision de son pelage et l’effleure comme s’il voulait le caresser. À moins que ce ne soit la peinture dont il veut signifier l’extrême sensualité meurtrière.
Depuis les premiers temps où il a choisi son camp, celui d’une peinture figurative, Jacques Monory a fait de la juxtaposition d’éléments narratifs, recomposés à partir d’images empruntées au réel ou tout droit sorties de son imagination, la marque d’un style. Un style que caractérise par ailleurs cette monochromie bleue dans laquelle il noie l’ambiance générale de ses tableaux. Mais au fait, pourquoi ce bleu ? « Je l’ai déjà dit mille fois ! », s’exclame le peintre, fatigué d’avoir toujours à rabâcher la même réponse. « Je mets du bleu parce que les couleurs dites naturalistes me dégoûtent et que tout n’est qu’illusion… », consent-il toutefois à répéter. Non que le bleu ne soit pas une couleur naturelle mais c’est de peindre tout en bleu, c’est la monochromie qui ne l’est pas.

Monory n’a plus qu’une idée en tête, se remettre au travail
De fait, rien n’est vraiment naturel dans l’atelier de Monory : pas plus cette exclusivité monochrome que tous ces félins en peluche dispersés un peu partout ou ces craquelés en céramique style années 1920 aux figures de chiens et de chats posés sur la chaufferie. Mais revenons à la peinture : « D’où vient-il donc, ce bleu, en fait ? » On aurait pu s’attendre à ce que Monory s’énerve, mais non, pas un instant ; tout au contraire, il s’assied tranquillement sur un siège à roulettes qui se trouve à côté d’une table sur laquelle sont posés son revolver et quelques douilles, et voilà qu’il se lance à expliquer le fin mot de l’histoire : « Quand j’étais petit, j’allais beaucoup au cinéma ; les films étaient en noir et blanc. Un jour, un projectionniste qui avait beaucoup de fantaisie s’est amusé à mettre devant l’objectif une cellophane bleue pour indiquer que c’était la nuit, pour qu’on comprenne bien la situation. C’est rentré en moi et ce n’est jamais ressorti. Voilà, c’est aussi simple que ça! Vous savez tout maintenant. Si vous lisez mes romans, vous comprendrez mieux. »
Le recours à la monochromie trouve surtout sa justification dans la façon que celle-ci permet au peintre de rassembler les pièces éparses du puzzle qu’il ne cesse de refaire inlassablement d’un tableau à l’autre. C’est dire si Monory est en quête d’une impossible unité et si celle-ci le cloue littéralement devant sa toile du lever au coucher du soleil.
Alors qu’il n’a plus en tête que se remettre au travail, Jacques Monory déplace tout seul un nouveau tableau, ce qui a pour effet d’en dévoiler un autre. On y voit d’un côté une vue urbaine avec une grande maison toute simple mais étrange, de l’autre trois figures féminines dont une est redoublée. Monory précise que cette toile ne fait pas partie du lot destiné à la Fondation Maeght. À gauche de l’image, l’artiste a peint un panneau indicateur qui porte l’inscription Centre Edward Hopper et qui pointe sa flèche vers une plaque frappée des mots Rue Jonq’erouas Cym : collusion délibérée entre l’anagramme du peintre et ce peintre américain pour lequel il n’a jamais caché son admiration. Jacques Monory adore ce genre de rencontres sous-entendues.

Biographie

1924
Naissance à Paris.

1944
Diplômé de l’École des arts appliqués de Paris.

1964
Participe à l’exposition « Mythologies quotidiennes » qui marque la naissance de la Figuration narrative.

1973-1975
Série de voyages aux États-Unis.

1996
Expose au musée d’Art moderne de la Ville de Paris et au Centre Georges Pompidou.

2008
« La Figuration narrative » au Grand Palais.

2009
« Jacques Monory, Tigre », du 4 avril au 14 juin 2009 à la Fondation Maeght.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°610 du 1 février 2009, avec le titre suivant : Jacques Monory

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