NÎMES - L’anthropologue Remo Guidieri revenait dans Cargaison (Seuil, 1987) sur ces « cargo cults », cultes reposant au XIXe siècle sur la croyance, pour les communautés mélanésiennes, que les marchandises des Blancs possédaient une origine divine.
Ceux-ci donnèrent lieu à des rites organisant les rapports entre les autochtones et le monde occidental, et permettant une adaptation culturelle. Comment nommer en retour la transformation en « objets de culte » de ces curieux déchets rapportés d’Afrique par Jacques Bruel dans les années 1980 ?
L’école supérieure des beaux-arts de Nîmes, et spécialement Hubert Duprat aidé d’un groupe d’étudiants, rend hommage à cet artiste disparu en 2010 à l’âge de 61 ans et peu montré au cours des deux dernières décennies (1). L’exposition reconstitue un ensemble de pièces présentées en ce même lieu en 2003, et réunit plusieurs œuvres détenues par des collectionneurs privés. Le Frac (Fonds régional d’art contemporain) Languedoc-Roussillon, associé à l’opération, a prêté quant à lui un très bel ensemble de 36 « Pur-Purs » (Tahata Dragons, 1989), acquis en 2005.
C’est en Sierra Leone et au Burkina Faso que Bruel découvre ces premiers jerricans découpés par les Africains, qui, après avoir utilisé ces bidons pour le transport de l’essence, les rapiècent jusqu’à leur usure extrême. Ils n’en conservent alors que la partie inférieure dont ils se servent de récipient pour recueillir l’eau de pluie, et jettent le reste.
« Relief de plastique »
Ayant trouvé en 1978 un ensemble de douze hauts de bidon dans un temple vaudou du Bénin, l’artiste formera le projet d’en collecter cent vingt, les cherchant derrière les cases, dans les chemins creux ou sur les tas de détritus. Dans ce « relief de plastique mais qui n’est pas sans humanité », selon ses propres termes, il verra un visage – le goulot formant la bouche et la poignée, l’arête nasale –, un masque ethnique. Il ne leur fera subir aucune intervention, se contentant de les exposer de façon muséographique (dès 1986 à la galerie Cordier, à Lyon), regroupés parfois par typologie. Ainsi certains portent-ils des traces de peinture « européenne », évoquant Tapiès ou Beuys, d’autres des petits signes de reconnaissance, bouts de ficelle ou de tissu, lettres gravées (ce seront les « Pur-purs de lettrés »). Cependant que tous témoignent, à travers leur patine, de multiples tentatives de restauration, d’où peut-être plus encore leur humanité.
À leur côté figurent quelques Revenants, que Bruel a fait sculpter dans un bois local par un artisan indigène en prenant modèle sur ces faux masques. Non loin, érigés en sculptures, telles des statuettes vaudou : les « Moïse », des rouleaux de chiffon ou moquette, ceux-là même utilisés à Paris par les balayeurs sénégalais et maliens pour, selon la définition des services de la propreté de la ville, « canalise[r] le ruisselet jailli de la bouche de lavage et le dirige[r] vers l’égout ». Les ayant « sauvés des eaux », l’artiste les a soclés, et ce geste suffit à désigner non seulement un objet mais aussi un monde autre.
En vis-à-vis est présenté pour la première fois « Sur les Beaux Arts », ou près d’une trentaine de pages du magazine d’art rehaussées de dessins secs et vifs de toucans, gazelles et autres figures épousant ou cisaillant les reproductions d’œuvres. Un petit éléphant semble s’en être échappé, résultat au sol de l’accouplement d’une cythare du Cameroun et d’une table rognon de style Louis XVI.
Expression d’une connivence spirituelle avec les sociétés non occidentales mais aussi retournement espiègle, l’œuvre de Jacques Bruel se situe dans ce point de passage, point de contact d’un univers à un autre.
(1) Notons sa récente exposition à la Vrac (Vitrine régionale d’art contemporain) à Millau (nov. 2011-janv. 2012).
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Jacques Bruel ou l’âme d’un « Pur-Pur »
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Jusqu’au 27 avril, école supérieure des beaux-arts, hôtel Rivet, 10, Grand-Rue, 30000 Nîmes, tél. 04 66 76 70 22, du lundi au vendredi 10h-18h.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°367 du 13 avril 2012, avec le titre suivant : Jacques Bruel ou l’âme d’un « Pur-Pur »