Poursuivant activement le mécénat engagé par ses parents en faveur du Centre Pompidou, Jacques Boissonnas est un généreux discret.
Modeste au risque de paraître effacé, pudique et mesuré quitte à sembler distant, Jacques Boissonnas a érigé le doute et la discrétion en principes de vie. « L’incertitude me consolide, explique-t-il avec des manières de grand écolier timide. Cela me donne l’impression que je pourrais faire machine arrière si je ne vais pas dans la bonne direction. Mon insécurité est lucide, apprivoisée, assumée. » Protestant jusqu’aux bouts des ongles, le gérant de Sentou assume tout autant l’héritage de ses parents, Éric et Sylvie Boissonnas. Un legs patrimonial certes, mais surtout spirituel. Soutiens historiques du Centre Pompidou, les Boissonnas auront brillé par leur générosité sans tapage. Bien moins charismatique que sa mère et moins affirmé que sa tante, Dominique de Mesnil, Jacques Boissonnas poursuit néanmoins cette tradition résumée dans l’exposition « La culture pour vivre », programmée en 2002 à Beaubourg. « Jacques est né dans une famille aisée pour qui l’argent est un serviteur et non un maître, souligne un familier. Il sait se montrer à la fois économe – comme quelqu’un qui connaît la vraie valeur de l’argent –- et généreux dès lors qu’il s’agit de passion. »
Transmission familiale
S’il serait injuste de réduire Jacques Boissonnas à un clone de ses parents, il est difficile de ne pas évoquer en préambule les engagements de sa famille. Installés en 1946 au Texas, Éric et Sylvie Boissonnas y créent la « Fondation Scaler », dont les initiales renvoient aux mots de « science », « culture », « art », « littérature », « éducation » et « religion ». À Houston, Jacques Boissonnas connaît, lui, une enfance en retrait. « L’accent était mis sur le sport, j’étais plutôt livresque, ça ne me convenait pas trop », se souvient-il. Déménageant deux ans plus tard à la Nouvelle-Angleterre, il réitère le schéma « bon en classe, pas très bon en sport ». Stimulés par Dominique de Menil, les Boissonnas découvrent l’art contemporain, qu’ils s’engagent à promouvoir de retour en France. En 1963, le couple s’entoure de Marcel Breuer pour développer la station de ski de Flaine, dans les Alpes, où sera créé un musée à ciel ouvert avec le Boqueteau de Dubuffet et les Trois Hexagones de Vasarely. Surtout, la Fondation Scaler, relayée par la Clarence Westbury Foundation, contribuera à enrichir le Musée national d’art moderne (MNAM) avec notamment la Croix noire de Malévitch, offerte en 1980, ou encore Figure 5 de Jasper Johns. Parallèlement aux activités de la Fondation, Sylvie Boissonnas sera entre 1980 et 1987 une présidente dynamique de la Société des amis du MNAM. Elle y lancera en particulier la « Collection parallèle », un pendant aux acquisitions officielles.
Bien que Jacques Boissonnas ait acheté assez tôt un petit Juan Gris, l’art ne sera pas sa préoccupation première. Après des études en droit, en sciences politiques et en sociologie, il travaille pendant trois ans dans une banque. Essai non concluant : « Je n’étais pas enthousiaste à l’idée de placer des obligations ou d’émettre des actions. » À l’âge de 31 ans, il crée sa première société d’édition de meubles contemporains, Sorena, puis arrête pour ouvrir des clubs de squash à Paris et Strasbourg. Après un « investissement épouvantable » dans la marque Olivier Desforges, il devient gérant de Sentou en 1986. On l’aura deviné, son goût se cristallisera d’abord dans le design. « Il aime les choses profondes, durables. Ce n’est pas un amateur de frivolité, de pièces trop dans l’air du temps, relève son associé, Pierre Romanet. Chez Sentou, Jacques est plus porté sur des pièces qui ont un fond. Le confort du sujet lui tient à cœur. C’est son côté humaniste et généreux : “je pense à moi”, “je pense aux autres”. » Ce souci de l’ergonomie et un certain attrait pour les matériaux raffinés se retrouvent dans le design scandinave dont Jacques Boissonnas a meublé son appartement.
Contribution précieuse
L’art contemporain ne s’est insinué dans son champ de vision que depuis sept ou huit ans. De fait n’émet-il un jugement esthétique qu’avec la plus excessive prudence. « Il a l’humilité des gens qui cherchent à apprendre. Il est respectueux de tous ceux, notamment les marchands, qui établissent des ponts entre les artistes et lui», observe la galeriste Nathalie Obadia. Pour son confrère Georges-Philippe Vallois, « il ne vient jamais en coup de vent et se montre très attentif. Il n’est pas donneur de leçons et n’attend pas des gens qu’ils se mettent au garde-à-vous devant lui. » Si certains collectionneurs se font violence pour ne pas acheter, Jacques Boissonnas doit plutôt constamment batailler avec un doute paralysant. « Je me dis “il faut que j’y aille, j’ai envie de renouveler”, mais en même temps j’ai des craintes qui ne tombent pas, confie-t-il. J’ai peur de me lasser, peur qu’à un moment cela ne soit plus nourrissant. » Pour l’heure, il s’oriente vers des œuvres plutôt « agréables à regarder ». Ses premiers pas l’ont conduit vers une huile de Gérard Traquandi, des sculptures d’Anthony Caro, un Luciano Castelli ou une photographie d’Alain Bublex. Le summum de l’audace ? « Acheter [Jean-Michel] Alberola, [Jorge] Queiroz et [Frédérique] Loutz, c’est déjà déjanté ! », sourit-il. On s’étonne de trouver dans cet univers très sage des masques Dan, acquis en 1961 sous l’influence de sa tante Dominique. « Ma mère n’a jamais eu d’art africain, elle ne voulait pas être trop impressionnée par les œuvres, indique-t-il. Je suis un peu pareil. Les masques que j’ai achetés restent classiques. » Directeur du MNAM, Alfred Pacquement décèle toutefois une évolution sourde de son goût : « Il apprécie maintenant des œuvres qui auraient peut-être dérangé ses parents, comme les dessins Extrême tension de Louise Bourgeois. » Un ensemble que l’amateur contribua d’ailleurs à offrir au Musée.
Car Jacques Boissonnas est moins collectionneur que mécène. Donnant en moyenne quelque 800 000 euros par an à destination des acquisitions du MNAM, il s’inscrit pleinement dans la lignée parentale. « Il est à l’écoute de nos propositions, sans chercher à accompagner de façon autoritaire, en essayant de diriger les achats, souligne Alfred Pacquement. Mais je ne pense pas qu’il accepterait de donner des œuvres qui sortent de son éthique personnelle. Il me ferait comprendre avec beaucoup de subtilité et de réserve qu’il n’apprécie pas une pièce. » Amateur de design, il s’est impliqué dans l’enrichissement de cette section du musée. En 1994, il a ainsi offert en son nom propre trois créations de Gerrit Rietveld tout en proposant cinq ans plus tard plusieurs pièces d’Ettore Sottsass. Sous son impulsion, la Clarence Westbury Foundation contribua à l’achat en vente publique de La Religieuse de Pierre Chareau. Récemment, son aide fut capitale pour l’acquisition de l’Adoration du veau de Picabia et d’une œuvre de Brice Marden. Attaché à la « maison Beaubourg » au point de figurer depuis deux ans dans son conseil d’administration, Jacques Boissonnas botte en touche quand on évoque les pesanteurs de ce pétrolier ou son décrochage d’avec l’art contemporain. Pour lui, la vieille dame serait encore pimpante. « C’est vrai que l’institution a ses lourdeurs, mais elle a beaucoup de charme et attire encore nombre de soupirants », déclare-t-il avec un sens consommé de la litote.
Le sens de la collection publique
Ces dernières années, le mécène a élargi le spectre de sa générosité en finançant une partie de l’exposition « André Cadere. Peinture sans fin » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Cette institution a même bénéficié du don d’une toile de Marc Desgrandchamps. L’homme d’affaires est aussi depuis 2004 un soutien régulier du Carré d’art, le Musée d’art contemporain de Nîmes qu’il a doté en œuvres de Valérie Favre, Jean-Marc Bustamante, Queiroz et Hiroshi Sugimoto. « Sa mère m’avait donné un Klein et un Tinguely pour Nîmes, rappelle le fondateur de ce musée, Bob Calle. Jacques a trouvé que le musée dormait et l’on s’est demandé comment le réanimer. Mais si sa mère était sûre à cent pour cent, lui ne l’est jamais. Il dit “tu es sûr ? tu crois ?” Il a besoin de la confirmation de Françoise Cohen [directrice du musée]. » Selon cette dernière, « Jacques Boissonnas a le sens de la chose publique, de l’inscription dans une collection ou en regard du contexte général de l’art contemporain. Il sait éventuellement se mettre en retrait s’il le faut. » Le retrait, encore et toujours. Quand certains se rengorgent bruyamment de leurs libéralités, Boissonnas fait lui profil bas. « Le seul fait de mettre sa générosité sur le tapis le met mal à l’aise, résume Pierre Romanet. Plus il pourrait être discret et invisible, plus il serait heureux. »
1940 Naissance à Clairac (Lot-et-Garonne).
1986 Prend le contrôle de Sentou.
2004 Mécène régulier du Carré d’art-Musée d’art contemporain de Nîmes.
2007 Contribution pour l’achat par le Musée national d’art moderne de l’Adoration du Veau par Picabia.
2008 Soutien de l’exposition « André Cadere. Peinture sans fin » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Jacques Boissonnas, collectionneur
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°303 du 16 mai 2009, avec le titre suivant : Jacques Boissonnas, collectionneur