PARIS
L’artiste chinois, installé à Paris depuis 1989, a dévoilé en mai son installation Monumenta pour le Grand Palais.
De gueules à la nef équipée et habillée d’argent voguant sur des ondes du même mouvant de la pointe, au chef d’azur semé de fleurs de lys d’or » : le blason de la ville de Paris fait appel à la symbolique antique de la navigation sur la Seine et à la puissante corporation des Nautes ou des Marchands de l’eau. La devise qu’il affiche dans une sorte de phylactère – « Fluctuat nec mergitur » – renvoie elle aussi à cette idée, signifiant que le navire « est battu par les flots mais jamais ne sombre », autre formulation symbolique de sa résistance. À sa façon, le Grand Palais est un immense navire dont la nef, immobile, stimule l’imaginaire des artistes. L’opération périodique que gouverne le ministère de la Culture, intitulée Monumenta, en fait rêver plus d’un. Dès 2006, avant même qu’elle n’existe, la première fois qu’il a vu le Grand Palais vide, Huang Yong Ping s’était amusé à croquer un projet emplissant l’espace nu du bâtiment de toute une quantité de containers, transformant la nef en une monumentale et virtuelle embarcation, comme en écho à l’image même de la ville de Paris. Dix ans plus tard, en réponse à l’invitation qui lui a été faite d’occuper la place, c’est exactement ce qu’il a fait.
Équivoque
La capitale, le Chinois la connaît bien. Il y est venu la première fois, à la fin des années 1980, à la suite de l’invitation que lui avait adressée Jean-Hubert Martin de participer à la fameuse exposition des « Magiciens de la Terre » qu’il avait organisée en 1989 dans le cadre des manifestations du bicentenaire de la Révolution. Sa soif de liberté, son « besoin de s’exprimer », comme il dit, et cet irrépressible esprit d’ouverture qui le cheville au corps avaient alors conduit Huang Yong Ping à faire le choix de rester définitivement à Paris. Originaire de Xiamen, dans le Fujian, né en 1954, l’artiste appartient à cette génération qui a compté parmi les têtes brûlées des lendemains de la Révolution culturelle, refusant de rentrer dans le rang et toujours prompt au débat et à la polémique. Fondateur du mouvement d’avant-garde « Xiamen Dada », il entraîna ses camarades à en commettre l’action la plus mémorable : brûler toutes leurs œuvres après une exposition devant le lieu même où elles avaient été présentées. C’est que, pour lui, le processus vaut bien plus que la matière figée parce que le monde n’est que mutations et pensées mobiles et que rien ne l’horrifie plus que les identités fixes, les clôtures.
À la question « Qu’est-ce que l’art ? », figurant dans le catalogue des « Magiciens de la Terre » et posée à tous les artistes y participant, Huang Yong Ping avait répondu : « Un proverbe chinois dit : “Dans l’Antiquité, on n’écrit jamais les choses les plus importantes sur le papier.” Heureusement, il me paraît que l’art est une chose peu importante. Or, ce proverbe est très important pour moi : j’aimerais que tout reste équivoque. » Si le principe d’équivocité relève de la nature qu’a un signe, sinon un énoncé, d’être susceptible de plusieurs interprétations, c’est bien là ce qui spécifie la démarche du Chinois, à savoir qu’elle est ouverte à l’appréhension individualisée de chacun. L’artiste a trop vécu sous un régime autoritaire pour ne pas laisser libre cours à l’interprétation du regardeur, pour ne pas multiplier les propositions les plus antinomiques qui soient. Quoique profondément imprégné des modèles et des traditions de sa propre culture, notamment de la philosophie taoïste, Huang Yong Ping ne s’est jamais enfermé dans un sentiment nationaliste et sa démarche n’a rien qui procède d’une revendication identitaire. Bien au contraire, il cherche à faire se croiser les cultures, à les confronter, voire à les heurter violemment, tout en s’appliquant à en dépasser les oppositions. Et, comme il l’a déclaré à Hou Hanru en 1993, rien ne l’intéresse plus que de « prendre l’Occident pour frapper l’Orient, prendre l’Orient pour frapper l’Occident ». Une formule qu’il répète encore volontiers aujourd’hui tant elle a pour lui valeur de manifeste. C’est à ce titre d’ailleurs qu’à la Biennale de Venise de 1999, orchestrée par Harald Szeemann et adossée au concept d’extraterritorialité, le ministère de la Culture l’avait choisi pour représenter la France en binôme avec Jean-Pierre Bertrand.
Containers
Avril 2016, Huang Yong Ping nous reçoit dans son atelier d’Ivry-sur-Seine situé à deux pas de la station du RER. Installé depuis six ans dans les anciens locaux d’un bureau de télécommunications, il y dispose sur deux niveaux distincts de lumineux espaces où il vit et travaille. Pas plus grand que ne devait l’être Napoléon mais bien plus mince que lui, le cheveu court, de grosses lunettes sur le nez, pull et pantalon noirs, Huang Yong Ping parle un français encore un peu hésitant. Depuis qu’il travaille avec Kamel Mennour, l’une des assistantes du galeriste, Axelle Blanc, est en charge du suivi de ses projets. C’est elle qui nous présente celui que l’artiste a imaginé pour « Monumenta », dont une première maquette au centième est posée sur une table tandis qu’une autre, d’une taille nettement supérieure, occupe la quasi-totalité de l’atelier. Il s’agit donc d’en faire le tour après l’avoir découverte dans son ensemble.
Sur un plan au sol du Grand Palais, soigneusement plastifié, Huang Yong Ping a disposé tous les éléments miniatures de son installation, à savoir quelque trois cent cinq mini-containers, un petit pont de levage, une copie du chapeau de Napoléon et le squelette d’un immense serpent qui se déploie en toutes sortes de méandres organiques sur l’ensemble. De petites figurines à échelle humaine permettent d’emblée de mieux appréhender l’espace et sa possible circulation. Symbole de la grande révolution du commerce mondial et de toutes les formes de pouvoir dont le chapeau impérial est l’emblème, l’œuvre monumentale de Huang Yong Ping porte pour titre Empires. C’est tout dire. Fidèle à sa posture, le Chinois ne porte toutefois aucun jugement. Il ne condamne, ni ne dénonce ; il constate. Il dresse comme un état des lieux d’une histoire qui n’a de cesse de s’écrire à l’ordre de l’idée de pouvoir : hier, celui des individus, des castes et des idéologies ; aujourd’hui, celui des groupes, des holdings, des réseaux et de la mondialisation.
Curieusement, l’ensemble ainsi conçu n’est pas sans renvoyer à l’idée de paysage. Pour Jean de Loisy, qui est le commissaire de l’exposition, l’installation de Huang Yong Ping pourrait « être associée à la catégorie des peintures montagne et eau, cette expression connue sous le nom de shan shui qui désigne certainement la plus haute expression de la pensée artistique chinoise. Elle résume en fait tout le paysage, la montagne et l’eau étant les deux pôles de la nature qui incarnent les lois fondamentales du monde en relation avec ce qu’est l’homme de façon microcosmique. » Il en est le plus souvent ainsi de la démarche de Huang Yong Ping qu’elle se développe à l’ordre d’une forme spectaculaire en référence à l’idée générique de « théâtre du monde », titre de l’une de ses prestations passées quand Jean de Loisy, alors conservateur associé au Centre Pompidou, avait organisé une exposition intitulée « Hors limites ». L’artiste y avait imaginé un vivarium rassemblant diverses espèces d’insectes qui provenaient des quatre coins du monde. Livrées à leur destin funeste, ces créatures allaient s’entre-dévorer si son œuvre n’avait été déprogrammée à la suite des pressions d’associations de défense des animaux. Huang Yong Ping, loin de toute provocation, voulait simplement pointer sur le mode d’une fable ce qu’il en était des dommages d’une mondialisation qui, d’ores et déjà, allait irrésistiblement à sa perte et à la débâcle de l’ordre naturel. Le destin du monde, tel est le fil conducteur de la démarche du Chinois.
Le serpent
La dialectique artistique de Huang Yong Ping repose sur un certain nombre d’éléments référentiels qui sont tout autant la force de la tradition chinoise, le choix de signes et de figures symboliques, la réinterprétation des philosophies et des mythes des différentes cultures auxquelles elle renvoie dans le but d’en révéler la complexité et les contradictions. Au cœur de sa réflexion, l’artiste convoque volontiers tout aussi bien le Yi King – le fameux livre des mutations –, le bouddhisme Zen, Wittgenstein ou Foucault, voire L’Art de la guerre de Sun Tzu, le premier traité de stratégie militaire datant des VIe-Ve siècles avant J.-C. Le choix qu’il a fait pour Empires de placer le fameux bicorne de l’Empereur au point central du Grand Palais, « en équilibre précaire sur l’entablement » du pont de levage, fait observer Jean de Loisy, n’est pas dénué de signification quand on sait que le modèle du chapeau est celui de la victorieuse bataille d’Eylau : « Victoire douloureuse, car terriblement sanglante, s’empresse de préciser le commissaire. Vingt-cinq mille morts […] Huang Yong Ping choisit donc le point dans la course de l’Aigle où massacre et pouvoir sont le plus intriqués, période où l’Empereur lui-même est ébranlé par l’effet de son action… »
Familière du vocabulaire plastique de l’artiste, la figure du serpent qui semble littéralement glisser sur les containers suggère l’idée d’un mouvement montant et descendant, parfaite métaphore aux yeux de l’artiste non seulement de celle de tous les pouvoirs, de leur ascension comme de leur chute, mais aussi de cette faculté qu’ont les puissants à s’adapter à toutes les situations pour mieux les posséder. Le serpent, c’est aussi une façon pour Huang Yong Ping d’exprimer l’idée de flux. On observera qu’il le préfère à l’image convenue du dragon parce que, comme il le dit lui-même, « le dragon, c’est un produit de l’imaginaire alors que le serpent est un animal bel et bien réel ». La réalité, elle est le socle sur lequel l’artiste élabore sa réflexion. Chacune de ses œuvres y réfère pour ce que le réel est le vecteur cardinal de sa démarche. Les installations de Huang Yong Ping n’ont d’autre but que de l’ausculter quand bien même elles convoquent les forces de l’imaginaire.
En cela, le recours à la métaphore constitue l’un des modes les plus caractéristiques de son art. « Je [la] prends pour un processus dans lequel le sens est changé et élargi sans arrêt, et en même temps un mode paradoxal d’expression par laquelle on informe et dissimule en même temps. Je n’aime pas que la signification ou l’explication des œuvres soient fixées, je les préfère ambiguës ou mobiles, même si elles risquent d’être mal comprises ou mal interprétées », déclarait-il à Hans-Ulrich Obrist dans un entretien en 1999.
1954 Naissance à Xiamen, Chine
1986 Fondation du groupe Xiamen Dada
1989 Participe à l’exposition « Magiciens de la Terre » et s’installe en France
1999 Représente la France à la Biennale de Venise
2005 Rétrospective « House of Oracles » au Walker Art Center, Minneapolis (USA)
2012 Serpent d’océan, création pérenne dans le cadre de la biennale Estuaire
2013 Rétrospective « Amoy/Xiamen » au MAC Lyon
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Huang Yong Ping, le destin du monde
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Abonnez-vous dès 1 €Du 8 mai au 18 juin 2016. Nef du Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower, Paris-8e. Ouvert du mercredi au lundi de 10 h à 19 h, Nocturnes jusqu’à 22 h du jeudi au samedi, fermé le mardi. Tarifs : 10 et 5 €. Commissaire : Jean de Loisy.
www.grandpalais.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Huang Yong Ping, le destin du monde