Art contemporain

Huang Yong Ping - Artiste

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 25 mai 2016 - 1938 mots

Célébré à Monumenta, l’artiste français d’origine chinoise sort du silence autour duquel s’est construit son personnage de légende de l’art contemporain.

L’artiste contemporain se fait voir, c’est l’un de ses principes. Pourtant, au vernissage de Monumenta, au Grand Palais, il n’était pas évident de repérer Huang Yong Ping – et pas seulement en raison de sa taille modeste. Néanmoins, devant les caméras, on pouvait apercevoir un petit bonhomme myope, à la calvitie précoce, au profil d’acteur de film des années 1930. Celui que son ami (et marchand) Kamel Mennour appelait volontiers « le taiseux », s’est livré cette fois avec passion, en dépassant la barrière de la langue, puisqu’il a parlé en chinois, assisté d’une interprète lettrée. Et, à mesure que sa conviction s’affirmait, il en soulignait les accents d’un geste saccadé de la main gauche. Quand, en 2014, on avait accompagné cet homme d’apparence modeste et timide au montage de son exposition à Nantes, où il déroulait une longue mue de serpent jusqu’à son éléphant blanc, rendant visite au passage à une œuvre non moins forte, le squelette de son Serpent d’océan échoué sur le sable de Saint-Brévin-les-Pins, on avait été heureux d’en tirer quelques bribes de français. Il ne parle pas non plus anglais. Il a pourtant passé plus de vingt-cinq ans de sa vie professionnelle en France, contre quelques années seulement en Chine. Mais il dit avoir « appris le français au rythme d’un mot par an ». Le premier, naturellement, était : « oui ». Il raconte ainsi que, lorsqu’on lui a téléphoné pour lui proposer de participer à la représentation française en 1999 à la Biennale de Venise, dans un premier temps du moins, il n’aurait pas bien compris. « Et je disais : oui, oui, oui… parce que dire non, cela aurait été vraiment impoli ! Mais, au début, je ne savais pas très bien à quoi je disais oui… » Et il part de son grand éclat de rire communicatif. Au-delà du trait d’ironie se joue aussi le destin d’un créateur qui a décidé très tôt de laisser une part d’improvisation entrer dans son propos et le hasard orienter ses œuvres. Ainsi, à l’instar de Rodin en son temps, expose-t-il en ce moment dans la galerie de Kamel Mennour un « ratage » du serpent géant en aluminium qui s’enroule sous la coupole du Grand Palais : une « gueule cassée », aux crocs à demi-arrachés, transformée en bassin. La défaite n’est jamais loin. Mais Huang fait aussi allusion à l’énigme de Samson dans l’Ancien Testament, trouvant du miel dans le lion qu’il vient de déchirer.

Une fenêtre sur l’Occident
Huang (dont le patronyme, en chinois, peut aussi s’entendre comme la couleur jaune) a beau avoir marqué son temps de certaines de ses créations, être associé à un galeriste important ou avoir contribué au pavillon français à Venise, peu de gens pourraient vraiment prétendre connaître l’artiste qui, à notre connaissance, ne s’était jamais prêté au jeu du portrait. Avoir fait appel à un choix aussi ouvertement « exotique » pourrait paraître comme l’ultime expédient d’un ministère de la Culture sans pensée, qui tente à tout prix de sauver Monumenta des coupes budgétaires (1) et de l’échec de sa dernière édition. Il n’est pas sûr que, en lui offrant un espace aussi compliqué et gigantesque, il ait rendu service à un artiste à la pensée allusive. Huang se retrouve ainsi dans la gueule du monstre qu’il a lui-même généré.

Sixième d’une fratrie de sept, Ping est né en 1954 à Xiamen, dans le sud d’un pays qui venait de tomber sous la dictature. Né avec le siècle, son père a dû cesser son activité de professeur en art, mais a légué à ses enfants son goût du dessin et de la calligraphie traditionnelle, en caractères anciens tracés à la verticale. Exerçant différents métiers, dont le commerce de thé, il était de ces « catégories intermédiaires » tenues en suspicion par le régime. Lors de la Révolution culturelle, le jeune Ping fut envoyé travailler à la campagne. Mais, en 1978, il put profiter du rétablissement des concours pour entrer à l’école des beaux-arts de la province du Zhejiang. « Aujourd’hui encore, je m’interroge sur la part du hasard, et la chance que j’ai eue, dont n’ont pu bénéficier mes frères aînés. J’ai connu une période de relative détente, j’ai pu revenir à la ville, me déplacer d’une province à l’autre et suivre des études, ce qui m’aurait été interdit si j’étais né quelques années plus tôt. »

Il accède à une formation technique et son horizon s’élargit, le rendant vite rétif à l’enseignement de la peinture réaliste-socialiste, un rejet qui le conduira même à cesser de peindre à partir de 1986. Les traductions de Heidegger, Kojève, Barthes, Foucault, Deleuze deviennent soudain disponibles. Elles lui serviront, dit-il, « de point d’appui pour rompre avec l’art officiel ». Il est pris dans ce qu’il appellera lui-même une « fièvre de lecture » : « Je parcours d’abord un livre à toute vitesse, pour une première impression, puis je le relis et le relis. » Encore aujourd’hui, son atelier n’est qu’une vaste bibliothèque. Comme le relève Donatien Grau, qui a réussi le miracle de monter une série d’entretiens entre lui et le philosophe et sinologue François Jullien (2), dans ces années 1980 « il a découvert en même temps Duchamp et Beuys, et 4 000 ans d’art chinois ». Aujourd’hui, comme en témoigne ce dialogue, Huang peut être vu comme un artiste presque philosophe, citant aussi bien Hegel et Nietzsche que Lao Tseu, produisant tout au plus deux œuvres en une année. Mais, dans sa jeunesse, après une profusion de peintures, il s’est tourné vers une production intense de manipulations, de provocations et d’installations plus ou moins absurdes.

Zen et dada
En 1986, Huang Yong Ping fonde le mouvement Xiamen Dada, puisant une volonté de « destruction » de l’ordre établi. Il lance le slogan : « Dada est le zen, le zen est dada », qui n’aurait pas déplu à Tristan Tzara. Après une exposition au Palais des arts, le groupe brûle les œuvres le dernier jour (il prend quand même la précaution de se livrer à l’autodafé un dimanche à l’écart de la ville). Peu après, à Fujan, les artistes sont invités à faire entrer dans le musée les objets trouvés dans les rues alentours. La manifestation est immédiatement fermée. Plus tard, Huang gardera néanmoins ses distances avec une contestation gagnée par l’expressionnisme abstrait, dont le pathos et l’affirmation de soi s’écartent de son cheminement propre. Cherchant au contraire à dépersonnaliser et dématérialiser la création, il introduit des jeux de cartes, de dés, des roulettes, mais aussi des tables divinatoires, qui distribuent des centaines d’instructions aléatoires pour donner naissance à des œuvres.

Il s’essaie également à coller ensemble des ouvrages du taoïsme ou du bouddhisme chan (le zen chinois) et des textes comme la Critique de la raison pure de Kant. S’inspirant d’une citation de Wittgenstein, qui se demandait ce qu’il adviendrait si certains mots étaient lavés de leur sens avant d’être réintroduits dans la communication, il passe des livres au lave-linge avant de ranger les tas de pulpe sur sa bibliothèque. En 1991, à Pittsburgh, il proposera de rééditer l’expérience avec les ouvrages d’art et de musique de la librairie Carnegie. Le 1er décembre 1987, il fait ainsi tourner deux minutes dans la machine à laver le précis (A concise history of Modern painting) d’Herbert Read sur l’art moderne et Une histoire de la peinture chinoise par Wang Bomin (ce mélange séminal a été jeté à la poubelle par sa famille après son départ en exil). Jean-Hubert Martin en effet lui a alors rendu visite dans son atelier pour lui proposer de montrer ce travail à l’exposition des « Magiciens de la terre ». Deux ans plus tard, Huang est en train d’arranger son installation à la Halle de la Villette quand les chars écrasent les manifestations sur Tien An Men. Depuis, il n’a plus quitté notre pays, où il a été naturalisé. Il dit ne se sentir « ni chinois, ni français », mais en quête de « la bonne distance ». Huang est un artiste du décentrement. « Il faut sortir de son origine pour percevoir, ajoute-t-il, du haut de la montagne, on ne peut se rendre compte de son immensité. Et, par rapport à l’océan, celle-ci est peu de chose. » Et, pour filer la métaphore, on pourrait alors dire que son art n’est ni l’observateur, ni la montagne, mais la brume qui les entoure.

Philosophe et prophète
Son arrivée en France est suivie d’une phase de retrait, qui suscite « une grande admiration » chez Jean de Loisy, qui a contribué à son installation au Grand Palais : « son silence est devenu une légende ; pour beaucoup, il est devenu le “maître Yoda” [un personnage du film La Guerre des étoiles, ndlr] de l’art contemporain, un sage mystique et puissant ». Durant ces années, il tisse, selon l’expression du critique Fei Dawei, une « toile d’araignée » de mots, combinant homonymes, synonymes et termes associés, dans la lignée des jeux de langage de Wittgenstein et de la polysémie des idéogrammes. Pour son vieux complice Hou Hanru, « son silence est volontaire ; il est un créateur unique, qui pense une époque de migrations ; son art est univers, une ontologie en soi, et comme l’univers un système complexe de paradoxes ». « Il ne se sert pas de la politique pour faire de l’art, il produit de l’art qui fait de la politique ; il n’est pas dans la proclamation, il est dans le questionnement, ce qui est bien plus troublant », ajoute Donatien Grau.

Il a évoqué le colonialisme, le terrorisme, les guerres, les conflits de religion, sans tarir sa dérision. Dans un établissement financier, il a monté une banque de sable ; dans les musées, il a répandu une bouillie de tas de riz cuit, macérant et pourrissant sur place ; laissé reptiles et insectes s’entre-dévorer sous une carapace de tortue, symbole de l’univers ; mêlant sauterelles et scorpions pour se moquer du « péril jaune ». Il a imaginé le Cauchemar de George V, un tigre se lançant à l’assaut du roi, si fier d’avoir tué plusieurs félins en une seule chasse. Ses œuvres se sont heurtées à la censure à Paris, à Rotterdam, à Vancouver et plusieurs fois en Chine, sous pression de l’ambassade de France. À Glasgow, il a posé les panneaux accueillant les visiteurs « européens » et « autres » à l’aéroport, au-dessus de cages contenant des excréments d’un lion (emblème de l’Empire britannique) et des ossements de son repas. Si présentes aujourd’hui, ses métamorphoses du serpent procèdent tout aussi bien d’une métaphore sur les empires que d’une expression chinoise désignant les émigrés illégaux comme des « serpents humains ». Il a déployé une pieuvre géante, introduit des chauves-souris dans un avion découpé et, sur un livre de Duchamp, laissé promener l’ombre d’une mygale.

« Ce ne sont pas des fables », insiste-t-il, puisque la morale en est absente. Jusqu’à son Arche de Noé, l’artiste a laissé ces animaux gagner son œuvre, dans lesquels il voit « des pièges à interprétations multiples », des prophètes d’une interrogation sans fin.

(1) Il suffit de comparer la maigre brochure qui accompagne Monumenta à la richesse du catalogue de sa rétrospective en 2006 au Walker Art Center, à Minneapolis.

(2) François Jullien, Huang Yong Ping, Nos mondes en langues. Conversation entre Huang Yong Ping et François Jullien, 2016, Edition Klinsieck/Mennour.

Retrouvez la fiche biographique complète de Huang Yong Ping sur :

Huang Yong Ping

Huang Yong Ping en dates

1954 Naissance à Xiamen (Chine, province du Fujian)

1985 Xiamen Dada

1989 Arrivée à Paris pour « Les magiciens de la terre » S’installe en banlieue parisienne

1999 Pavillon français de la Biennale de Venise

2000 Biennale de Shanghaï, premier retour en Chine

2006 Rétrospective au Walker Center de Minneapolis

2009 Arche de Noë, Paris

2012 Serpent d’océan, Saint-Brévin-les-Pins

2014 Voyage à Nantes

2016 Monumenta

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°458 du 27 mai 2016, avec le titre suivant : Huang Yong Ping - Artiste

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