Tout l’été, le Centre de Création contemporaine de Tours présente les œuvres de l’artiste cairote Ghada Amer, venue à Paris en 1974 et installée depuis quatre ans à New York. Brodant des portraits de mariés ou des images à connotations érotiques sur des toiles peintes, des housses ou des robes, elle met en échec l’image de la femme moderne libérée.
Depuis sa plus tendre enfance, la femme occidentale est confrontée à toutes sortes de modèles féminins plus ou moins forts, de Barbie à Wonder Woman. Ce sont des icônes de la société moderne qui ont formaté des millions d’existences. Ghada Amer a affronté ces références lorsqu’elle avait 11 ans, à son arrivée en France en 1974. Égyptienne (elle est née au Caire en 1963), elle est en pleine adolescence lorsqu’elle subit de plein fouet cette confrontation avec de nouveaux codes, qu’ils soient vestimentaires ou culturels. Un décalage entre l’Orient et l’Occident qui, au-delà de la simple anecdote, nourrit pleinement la démarche artistique de l’artiste. Le modèle, qu’il soit oriental ou occidental, en est le pivot. Deux visions de la femme qui s’entrechoquent pour Ghada Amer au milieu des années 80, lors d’un séjour dans sa ville natale. Dans les magazines, les robes occidentales s’allongent, se ferment, s’élargissent, les têtes se couvrent, un voile de pudeur s’empare de la mode et de la société, tout en s’appuyant sur une prétendue modernité occidentale. Les patrons détachables de ces revues lancent Ghada Amer, avec fils et aiguilles, dans cette conquête du modèle féminin tel qu’il est véhiculé aujourd’hui. L’art ancestral de la broderie, fastidieux et lent, au service d’une mise en échec de l’image de la femme moderne.
Des images surannées au petit point
En 1992, Ghada Amer commence à dessiner avec des fils de couleur sur des toiles montées sur châssis, des petits points qui constituent des images surannées. Des jeunes femmes repassent, cuisinent avec une joie « évidente ». Elles effectuent les tâches ménagères qui incombent manifestement à la femme « moderne » des années 50 et 60. La libération de la femme passe par l’univers domestique. Ghada Amer, sans chercher à dénoncer ou à critiquer, présente un modèle, celui de la femme soumise et heureuse de sa condition. Le genre de cliché net et lisse, abondamment véhiculé par la publicité de cette époque. C’est le bonheur selon la société de consommation, la liberté selon l’Occident à travers le regard d’une Égyptienne. Avec ses ouvrages méticuleux et richement colorés, la jeune femme prodigue des recettes de cuisine (le gâteau Forêt noire), des conseils de beauté (Vos jambes, 1993), ou plus poétiquement la définition de l’amour, tirée du Petit Robert (1993). Une écriture enfantine dont la lecture n’est pas aisée et une démarche un peu absurde, de retranscrire avec un moyen contraignant, un texte parfois futile. De plus, les lignes de broderie sont difficiles à déchiffrer. Les contraintes de la femme parfaite ne sont pas jetées au visage du spectateur. Il les découvre petit à petit, tout en profitant de l’élégante vision chatoyante. Les œuvres de Ghada Amer sont belles et se laissent regarder au-delà de tout contenu. Quand elle coud le bonheur des couples hollywoodiens enlacés, elle révèle toute la pression que doit assumer une femme devant l’image du bonheur parfait dans l’imagerie populaire.
La femme en tant qu’objet sexuel
Le modèle de la femme occidentale se double d’une dimension plus torride : la femme est aussi un objet sexuel. Changeant sa méthode de broderie – elle répète un motif unique sur toute la surface du support, et laisse dépasser les fils plus ou moins longs – Ghada Amer choisit également un nouveau registre. La toile est confuse, la sérialité est évidente, la clarté du dessin, beaucoup moins. Et puis, un sein émerge, un visage extatique, un sexe féminin prennent forme sous le magma de fils colorés. Une vision parcellaire de clichés tirés de Playboy ou Penthouse, fantasmes masculins d’amours saphiques et d’auto-sexualité qui constituent un modèle féminin particulièrement réducteur. Le statut de la femme en Occident souffre. À travers l’idée du bonheur, cette fois-ci physique, sexuel, Ghada Amer démonte un peu plus les mécanismes d’une culture qui neutralise la femme tout autant que les dogmes musulmans. L’Orient justement, vers lequel se tourne Ghada Amer en 1994 avec la série Les Mariés. Ce sont des couples souriants et quelque peu désuets qu’elle brode. Le bonheur d’un jour où il faut être heureux. Ces images paraissent quotidiennement dans la presse égyptienne, il s’agit d’un cadeau des amis et de la famille, fait aux époux. Le reflet d’un bonheur officiel et officialisé qui prolonge la réflexion de l’artiste sur le fameux « modèle à suivre » de la femme occidentale et orientale. À n’en pas douter, certaines prescriptions sont les mêmes. Dans cette optique, les deux mannequins de Ken et Barbie (Barbie loves Ken, Ken Loves Barbie, 1995) cousus et brodés par Amer rappellent les règles de la sexualité et du couple telles qu’elles sont véhiculées dès l’enfance. Toutes ces séries et ces pièces témoignent, sans militantisme féministe, des codes qui nourrissent cette image et ce statut idylliques de la femme moderne libérée. Une pilule amère qui passe sans violence sous l’agilité des doigts de Ghada la couturière.
Une nouvelle image de la femme ?
Son installation à New York en 1996 marque un nouveau départ, personnel mais aussi artistique. Private room est l’œuvre la plus significative. Réalisée entre 1998 et 1999 (la broderie est un exercice de patience que Ghada assume, en général, seule), cette pièce est composée de 15 éléments répartis en trois catégories : housse de vêtements, armoire à chaussures et penderie. Des suspensions de satin bleu, orange, vert d’eau, parme et turquoise métallisé, affichent des couleurs et un matériau plutôt kitsch utilisés pour « les parures de lits de jeunes mariés dans les pays arabes ». Des lignes d’écriture difficilement lisibles s’étirent sur ces objets. Du Français, écrit en italique. Il s’agit en fait de chapitres du Coran (les sourates) qui traitent des femmes. Le Coran est un texte sacré et, en employant sa traduction, Ghada Amer contourne toute polémique. Chaque sourate est composée de plusieurs ayas (versets). Ceux consacrés aux femmes sont méticuleusement recopiés et brodés. Sourate 221 : « Ne te marie jamais à une femme polythéiste avant qu’elle ne devienne croyante. Une esclave qui croit, a plus de valeur qu’une femme libre et polythéiste. » Le plaisir rétinien d’objets colorés et chatoyants, les attributs de la parfaite femme d’intérieur ordonnée et la condition féminine dans la religion et la culture musulmane sont ici réunis. Partagée entre ces deux cultures occidentale et orientale, Ghada Amer explore les contradictions des modèles à suivre. Ses pièces précieuses soulignent, révèlent certains leurres, mais ne revendiquent pas un positionnement radical. « Moi je dis ce que je pense, ce que je ressens et je ne veux pas faire de révolution car je n’y crois pas, en tout cas pas à travers un travail artistique. » Au-delà d’une éventuelle prise de position vis-à-vis de la société musulmane, Ghada Amer évite aussi l’écueil de l’engagement féministe. Certes la femme est au centre d’une démarche artistique conduite par une femme, mais encore une fois sans slogans, sans procès, libre au spectateur de projeter ses propres intérêts. Ghada Amer a ouvert une œuvre bien différente de celles de ses consœurs artistes – Cindy Sherman, par exemple – en général tourmentées par une sexualité agressive et traumatique. Avec elle, l’image de la femme serait-elle en train de changer ?
- TOURS, Centre de Création contemporaine, 24 juin-1er octobre.
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Ghada Amer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°518 du 1 juillet 2000, avec le titre suivant : Ghada Amer