Georg Baselitz est incontestablement l’un des plus grands artistes allemands de sa génération. De son allure bravache des années 1960-1980 à son approche actuelle plus avenante, il s’est construit un personnage à la fois séduisant et dérangeant
Un critique nous prévient : « Georg Baselitz n’est pas quelqu’un de facile. On n’est jamais totalement détendu avec lui. » Hans Georg Kern, alias « Georg Baselitz », respecté, un peu craint, relève de ces « héros » de la peinture allemande. Comme Picasso ou Beuys, il a su modeler son apparence au gré de sa carrière. « Son attitude austère, asociale des années 1980 l’a mis en valeur, de même que ses déclarations radicales dans la presse allemande. Il a pensé, construit ce personnage », rappelle Fabrice Hergott, directeur des Musées de Strasbourg. Mais l’image du seigneur en son fief de Derneburg a vécu. Ses arêtes se sont arrondies, son sourire est plus enjôleur. Tout en restant sérieux dans son travail, il semble se prendre moins au sérieux.
Expulsé de l’école des beaux-arts de Berlin-Est pour « immaturité politique », installé depuis 1958 à l’Ouest, Georg Baselitz préfère à l’art engagé une option plus « humaniste ». « Je ne suis pas content avec la politique comme tout le monde, comme tout petit-bourgeois », précise-t-il avec un sens
inédit de l’autodérision. Il égratigne au passage les artistes politisés, Hans Haacke en tête. Baselitz tire ses influences d’un bref séjour parisien en 1959. Dans son panthéon, où se bousculent Fautrier, Eugène Leroy, Michaux et Dubuffet, Picabia règne en maître : « C’est un contre-modèle de Picasso, anticlassique, anti-image, même s’il n’y a entre Picabia et Picasso qu’une différence de syllabe. » Malgré tout, Baselitz ne s’attarde pas dans ce swinging Paris. « C’était agréable d’être à Paris, mais en même temps, je me suis rendu compte à quel point j’étais allemand. » Qu’est-ce donc qu’être allemand ? La saillie est toute trouvée : « Tout ce que j’ai trouvé à Paris m’appartient plus qu’aux Français. La vanité des artistes français est aujourd’hui trop grande pour qu’ils travaillent vraiment ! »
Atteinte à la pudeur
En 1961, l’artiste signe le premier « Manifeste Pandémoniaque » avec son complice Eugen Schönebeck. « À l’époque, Baselitz et Schönebeck avaient des cheveux longs et de grands manteaux noirs. Ils se donnaient des airs de peintres romantiques », raconte le marchand colonais Michael Werner. Ses œuvres tragiques, narratives et sexuées se peuplent d’antihéros, figures d’autorité et d’impuissance. Lors de sa première exposition chez Michael Werner en 1963, deux toiles, dont la célèbre Grande nuit foutue, sont confisquées par le Parquet pour atteinte à la pudeur. Six ans plus tard, Baselitz renverse les figures pour diluer le sujet au profit de la peinture. Même dans ses sculptures taillées à la hache, la forme humaine, brute, calleuse, ne se dégage que péniblement.
« Il faut travailler avec la laideur. L’art allemand est folklorique, plutôt idéaliste, ce qui est problématique », psalmodie Baselitz. Un axiome qui n’empêche pas l’intrusion du décoratif dans son œuvre. L’artiste a depuis quelque temps troqué ses couleurs de glaise pour une palette plus avenante. « L’œuvre est toujours radicale, expérimentale, même si elle prend des tournures volontairement décoratives, défend Fabrice Hergott. Dans les années 1980, il avait une position très dure, néo-expressionniste. Mais tout au long de sa carrière, il a procédé de manière dialectique : thèse, antithèse… Les aquarelles sont sans doute une ruse de sa part, sa manière de déjouer les attentes. Je me méfie de cette première impression de facilité, car il travaille toujours contre son talent. » Même prudence chez Michael Werner : « Je me rappelle à quel point je l’ai critiqué quand il a retourné les toiles la première fois. Je trouvais ça stupide. J’ai eu plus ou moins tort à chaque fois qu’il a fait quelque chose de nouveau. On ne peut en aucune façon le juger. »
Allégresse et inquiètude
Si les grandes aquarelles récentes laissent le spectateur sur sa faim, le talent de l’artiste reste incontesté dans le champ de la gravure. « C’est une œuvre qui restera dans l’histoire de la gravure du XXe siècle parce que Baselitz ne considère pas l’estampe comme un sous-produit », affirme Catherine Putman, l’une de ses éditrices. L’artiste fait feu de tout bois, maniant l’eau-forte avec autant de brio que la linogravure. Son goût pour ce médium se cristallise en 1965 lors d’un séjour à Florence où il découvre Pontormo et Rosso. « La gravure maniériste lui paraît divulguer admirablement, in statu nascendi (à l’état naissant), le projet, le premier jet, le style en cristallisation des artistes qui, en Toscane puis à Fontainebleau, vont réinventer Raphaël, Michel-Ange et l’Antique sur la liberté créatrice et la disponibilité des formes, explique Rainer Michael Mason, responsable du Cabinet des estampes au Musée d’art et d’histoire de Genève. L’excès même de l’entreprise, dans son mélange d’allégresse et d’inquiétude, d’affirmation d’un souverain bon plaisir, ne pouvait que séduire Georg Baselitz, qui aime les positions de bravade. » D’ailleurs, l’outrance formelle de Baselitz, son renversement de l’image, ne trahissent-ils pas un certain maniérisme ? En 1983 commence la longue collaboration entre l’artiste et Rainer Michael Mason. Ce dernier achète régulièrement les gravures de l’artiste ; en échange, Baselitz met sa collection de gravures du XVIe siècle en dépôt au musée. Mais, tout comme sa collection d’art africain, cet ensemble n’est pas détaché de sa création. On y voit un vaste répertoire formel, un outil de travail au service de l’œuvre.
Plus moine que suzerain, le « châtelain » Baselitz s’astreint à une discipline sévère. « Il est toujours excité et concentré à la fois. Son travail est nerveux, immédiat, sous flux tendu », décrit Detlev Gretenkort, son secrétaire depuis vingt ans. Exigeant, l’artiste l’est autant avec ses collaborateurs. « Il ne faut pas venir le voir avec une demi-idée, mais avec un projet bien défini. Il gère sa carrière avec la même rigueur qu’un chef d’entreprise, observe Fabrice Hergott. Il n’a jamais demandé d’exposition. Il sait se mettre en situation pour qu’on vienne le lui proposer. Il essaye d’être intéressant pour ses interlocuteurs. Mais il est aussi curieux de rencontres. » Un sens des relations publiques plutôt récent.
Star incontestée de la scène allemande, Baselitz n’en garde pas moins les yeux rivés sur sa cote. « L’argent a toujours été important. La première fois que j’ai voulu lui acheter une dizaine d’aquarelles, je lui ai proposé 50 marks, se souvient Michael Werner. C’était déjà plus que ce qu’on donnait à l’époque aux élèves des écoles de beaux-arts. Il en voulait 300 pour chaque dessin. Ça m’a énervé, mais j’ai finalement dû les acheter 100 marks pièce. Il a toujours eu conscience de sa valeur. Mais, pendant dix ans, je n’ai pas vendu grand-chose, sauf à deux ou trois personnes qui le soutenaient. Ce n’est que vers 1980 que le succès a vraiment démarré. » Malgré sa réussite, Baselitz peut être vachard avec ses confrères. D’après un proche, il récuse l’expressionnisme de Lupertz, dénigre Gerhard Richter, trouve Sigmar Polke trop malin. « Le seul qui trouve un peu grâce à ses yeux est Immendorf », nous précise-t-on. Baselitz n’en possède pas moins un grand ensemble d’œuvres de tous ces créateurs ! « Il se situe dans une situation de concurrence avec les gens de sa génération. Mais il se réfère plus à Polke ou Richter qu’à Penck ou à Lupertz. En termes de médiatisation, il est très soucieux de savoir quels sont ceux qui s’exportent, qui valent le plus cher », confie Detlev Gretenkort. La coquetterie d’un fin stratège.
1938 : Naissance à Deutschbaselitz, ex-RDA.
1963 : Première exposition chez Michael Werner, à Cologne.
1969 : Renversement des figures.
1975 : Installation à Derneburg.
1995-96 : Rétrospective au Guggenheim Museum de New York et au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
2004 : Expositions au FRAC Picardie à Amiens (jusqu’au 30 avril) et à la Kunst und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, à Bonn
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Georg Baselitz - Artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°190 du 2 avril 2004, avec le titre suivant : Georg Baselitz - Artiste