Pourquoi avez-vous accepté la commande du musée à Bilbao ?
Il y a des années de cela, dix ou douze ans peut-être avant que je m’y rende moi-même, Richard Serra m’avait téléphoné : "Je me trouve dans cette ville tout à fait extraordinaire. Elle a quelque chose de magique. Elle est très rude et très belle. Je n’ai encore jamais rien vu de tel." Puis, quelques années plus tard, Tom Krens m’a appelé en me disant : “Retrouvez-moi à Bilbao, nous envisageons d’y construire un musée.” Deux jours après, j’y étais, et je suis tombée amoureux de la ville pour les mêmes raisons que Richard Serra et les autres artistes quand ils la découvrent.
Quel était exactement votre mandat ? Les Basques étaient-ils clients au même titre que le Guggenheim ?
C’est au Guggenheim que revient l’initiative de la conception et du rôle particulier du musée. Mais ce sont les Basques qui ont veillé à la relation entre la ville et l’esprit du bâtiment.
On a beaucoup parlé de cette structure en forme de bateau recouverte de titane et de son immense galerie de 145 mètres de long pour les expositions temporaires. Existe-t-il d’autres espaces où vous avez poussé à ce point la recherche ?
On entre par un grand atrium de cinquante mètres de haut. J’ai commencé à le concevoir comme un lieu d’exposition, mais Tom m’a dit :"Non, il faut que ce soit un espace extraordinaire. Pensez à Frank Lloyd Wright, au Guggenheim de New York". Je lui ai répondu : "Vous savez que les artistes n’aiment pas cet endroit". "Ce n’est pas vrai, m’a-t-il rétorqué. Les artistes vivants s’en accommodent. De son vivant, Flavin a conçu une œuvre pour lui. Jenny Holzer a fait la même chose, Claes Oldenburg aussi, et l’interaction avec le lieu leur a plu." Il m’a donc poussé, et comme le bâtiment avait des tours pour les ascenseurs et d’autres pour les escaliers, j’ai commencé à construire une cité visionnaire métaphorique, à la Fritz Lang. Les passerelles et divers éléments sont devenus comme des avenues dans le ciel. C’est un projet sur lequel j’aimerais travailler encore cinq ans pour le perfectionner. C’est une esquisse, et c’est ainsi qu’il est construit.
Vous dites qu’il est construit comme une esquisse, qu’entendez-vous par là ?
Dans mon travail, je pousse très loin des formes qui n’ont encore jamais été construites à cette échelle. C’est mon langage personnel, et je suis très lent. Je ne fais pas tout à la va-vite comme ça en a l’air. En fait, j’y passe des mois. Sur la maquette, je déplace un mur d’un quart de centimètre, je regarde l’effet, puis je le déplace encore d’autant. Me regarder travailler, c’est comme regarder la peinture sécher. J’ai toujours l’impression de ne pas avoir assez de temps pour affiner ce langage. Mies Van der Rohe a eu toute une vie. Il avait un langage simple qu’il n’a cessé de perfectionner. Quand je dis que c’est une esquisse, je veux dire que j’ai mis six mois pour le concevoir et que j’aurais aimé y passer cinq ans. Mais je recherche l’énergie de l’esquisse, j’essaie de la préserver. Ce projet a été prêt dans les délais et sans dépassement de budget, ce qui est très rare de nos jours pour un musée.
On a comparé le bâtiment à une cathédrale. Est-ce une comparaison légitime ?
Il en a l’échelle, et l’atrium en a l’ampleur. Mais nous n’y avons jamais pensé de cette façon. Nous devons donner à l’art une place aussi importante dans la communauté que toutes les autres activités de notre vie, mais je ne crois pas que ce soient des cathédrales que nous essayons de réaliser. Nous cherchons seulement à créer un lieu qui dise que l’art est important dans notre culture, en espérant que les artistes seront à la hauteur.
Est-ce qu’on vous considère toujours comme l’artiste aux maillons de chaînes, le champion des constructions en "matériaux vils" ?
Non, je crois que ça, c’est fini. Il est intéressant de lire les articles de presse sur Bilbao. Il y a quelques années encore, mes œuvres suscitaient des mots comme "équivoque", "bancal", ce genre d’adjectifs. Maintenant, du moins jusqu’à récemment, on parle de "beau". Ce bâtiment de Bilbao a peut-être clarifié une position sculpturale. Je ne sais pas comment vous réagissez, mais moi, quand je découvre un artiste, ses premières œuvres me dérangent vraiment, et il faut que je voie l’ensemble de son travail sur une longue période avant d’être convaincu qu’il arrive à quelque chose. C’est peut-être ce qui s’est produit pour moi, ma position s’est clarifiée. Du moins, je l’espère.
Qu’est-ce qu’une bonne architecture pour un musée ?
Elle est identique à celle d’une salle de concert. C’est éphémère. Il n’existe pas de règles. À peine Tom Krens et moi-même aurons-nous terminé ce musée pour des œuvres de James Rosenquist, Sam Francis, Kiefer et toutes ces énormes créations réalisées ces dernières années que la communauté artistique, dans sa perversité, se mettra à produire des “Richard Petit”, des œuvres minuscules. Et il ne sera pas facile de les exposer dans ces immenses salles, même si ce n’est pas impossible. Comme je l’ai dit, un musée doit être important. De cela, les artistes m’ont convaincu. Ils n’ont pas envie de se retrouver dans un entrepôt simpliste en forme de boîte. Même s’ils aiment le Temporary Contemporary de Los Angeles, ils préféreraient certainement un bâtiment d’Isozaki, qui est un symbole plus important pour la communauté.
Avez-vous été déçu de ne pas être parmi les dix architectes invités à concourir pour le Museum of Modern Art à New York ? Comme presque toutes les commandes, on l’a appelée "la commande du siècle" ?
Je ne sais pas ce que cela veut dire. Les clients sont les clients et ils ont leur projet. Il serait sans doute difficile au Musée d’art moderne de New York d’engager quelqu’un comme moi, qui vient de réaliser pour le Guggenheim de Bilbao ce qui semble une grande réussite : ils ne veulent pas être un “second Guggenheim”. Et puis, le Museum of Modern Art est une institution établie. Elle n’a pas besoin de l’architecture pour s’imposer puisqu’elle existe déjà.
Quels sont vos autres projets ?
Nous construisons à Berlin, sur la Pariserplatz, à côté de l’ambassade américaine, un bâtiment qui ouvrira dans un an. Nous faisons un immeuble de bureaux à Düsseldorf, au bord du Rhin. Nous avons aussi, dans cette même ville, un projet pour Mercedes en collaboration avec Jean Nouvel et Rem Koolhas. Nous étions en train de concevoir un musée pour Samsung, en Corée du Sud, mais des difficultés dans l’achat des terrains ont stoppé le projet. J’aurais pu y aller encore beaucoup plus loin qu’à Bilbao, et ce devait donc être pour moi une nouvelle étape. Les périodes où je reste sans rien construire me sont toujours pénibles. À Elizabethtown, dans le Kentucky, des gens merveilleux – les Schmidt – ont une franchise Coca-Cola. Pour accueillir tous les objets-souvenirs de la marque qu’ils ont accumulés au fil des années, ils nous ont demandé de construire un musée sur une bande d’autoroute de la ville.
Premières acquisitions
25 millions de dollars sur 50 engagés
Au nombre des premières acquisitions figurent une huile de Willem de Kooning, Villa Borghese (1960), une pièce importante de Clifford Still (1964) – toutes deux achetées chez C&M Fine Arts à New York –, et une toile de Mark Rothko (1952), acquise par l’intermédiaire de Pace Wildenstein. Plus récente, une peinture de Sigmar Polke, Kathreiners Morgen-latte (1980), a été achetée chez Anthony D’Offay à Londres. Des pourparlers sont en cours avec la galerie Gmurzynska, à Cologne, pour un Klein, et avec la galerie Sonnabend de New York pour une œuvre de Gilbert & George, des peintures de Gerhard Richter et Robert Rauschenberg, et une installation de Jannis Kounnelis. Parmi les acquisitions les plus importantes, un trio de trois plaques d’acier en forme de “S”?, par Richard Serra, et trois Vénus rouge de Jim Dine, achetées chez Pace Wildenstein. Elles occuperont la travée la plus importante du musée, avec l’art Pop et minimaliste de la collection Panza. Le musée a commandé La Stanza della Madre, un cycle de dix-sept peintures de Francesco Clemente, et une installation luineuse de Jenny Holzer de quatorze mètres de haut. D’autres artistes auront également leur propre salle, comme Anselm Kiefer et Jeff Koons. L’art basque et espagnol sont aussi largement présents : une installation de Txomin Badiola, achetée chez Soledad Lorenzo, à Madrid ; une toile de Prudencio Irazabal, de la galerie Jack Shainman, à New York, et des installations de Juan Louis Moraza et Francesco Torres acquises chez le marchand madrilène Elba Benitez. Le musée est en négociation avec Eduardo Chillida pour un ensemble d’œuvres, et avec Antoni Tàpies pour une toile majeure. Des pourparlers sont également engagés pour des œuvres de Juan Munoz chez Marian Goodman à New York ; de Christina Iglesias et de Susana Solano. Le conservateur Lisa Dennison dit avoir dépensé près de la moitié du budget de 50 millions de dollars. Le solde sera utilisé d’ici la fin de 1999, le gouvernement basque devant ensuite apporter des fonds supplémentaires.
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Frank Gehry : « Une cité visionnaire métaphorique à la Fritz Lang »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°45 du 10 octobre 1997, avec le titre suivant : « Une cité visionnaire métaphorique à la Fritz Lang »