Bien moins médiatique que nombre de jeunes artistes français, Franck Scurti s’affirme pourtant comme l’une des figures dominantes de la scène française contemporaine. Ce curieux paradoxe repose sur une attitude empreinte d’une grande retenue mais aussi, et surtout, sur une pratique artistique d’une rare exigence et d’une incroyable liberté.
Afin de mieux comprendre la spécificité de cet artiste né en 1965 à Lyon, il convient de remonter à la fin des années 80 au moment où Franck Scurti présente ses premières pièces. A cet instant-là, l’art français est en pleine mutation. Confrontée au formalisme dépourvu du moindre humour que développent alors leurs aînés (Buren, Boltanski), toute une jeune génération se met soudain à rêver d’un art plus ouvert, plus généreux, d’un art fait de disjonctions et de trouvailles. Pour Franck Scurti et ses contemporains, le monde de l’art n’est désormais plus strictement limité à un pays, ni même à un continent. Ce qu’il convenait alors de regarder pouvait aussi bien se trouver du côté de l’objectivité photographique allemande, de l’héritage de l’Arte Povera italien, des nouvelles attitudes britanniques (si décalées, si drôles), et même du côté de l’extraordinaire vitalité de la côte Ouest des Etats-Unis (Mike Kelley, Raymond Pettibon, Jim Shaw). Mais ce que remarquait aussi cette jeune génération, c’était combien l’univers dans lequel ils évoluaient avait singulièrement changé. S’interroger sur la validité de l’art contemporain en ce début des années 90 revenait aussi à se demander ce qu’il fallait faire de toute une culture qui de Goldorak aux jeux vidéos en passant le punk, la new-wave, les films d’horreurs, les premiers pornos sur canal , avait incontestablement marqué profondément leur jeunesse. Malheureusement, là où il était sans aucun doute possible de construire de nouveaux modèles d’expériences, y compris et surtout dans la culture de masse, la plupart de ses artistes se sont contentés de jouer sur des procédures d’appropriation un peu trop ironiques ou sur un voyeurisme porté à son comble. Pour que Franck Scurti ait saisi avec autant de lucidité les impasses de ce genre de démarche, il fallait évidemment que sa vision du monde soit avant tout critique et politique. « Tout artiste un tant soit peu sérieux se pose naturellement la question de la légitimité. Quelles sont les procédures nécessaires à chaque travail pour que celui-ci acquiert une sorte d’évidence ? Voilà le genre de question qui ne cesse de me préoccuper. » Or, au début des années 90, vouloir être critique ne pouvait plus se réduire à une dénonciation virulente d’une culture fascinée par le modèle dominant d’une communication désormais planétaire. Une position de ce type ne paraissait plus tenable. La crise de l’art conceptuel à la fin des années 70 en était une preuve éclatante. Ce qu’il fallait au contraire, c’était travailler sur l’imaginaire individuel et démontrer combien celui-ci était désormais conditionné par les phénomènes normatifs, à la fois quotidiens et ordinaires. Franck Scurti considère avec raison que toutes les formes, des plus ordinaires aux plus sophistiquées, peuvent donc être piratées, utilisées, détournées ou manipulées. Elles ne sont plus que de simples « fragments d’idéologie que je réinvestis en essayant de les renvoyer à leur origine. » Dans le même entretien, Franck Scurti précisait : « Je veux éviter les séparations, c’est pourquoi je m’intéresse à la phénoménologie quotidienne, celle dont on se sert tous les jours plus ou moins inconsciemment. Je veux donner des repères, non pas diriger, mais rendre familières des données plus abstraites ou, au contraire rendre matériels des phénomènes mentaux. » Il ajoutait même en forme de pied de nez ironique : « Le rôle d’un artiste, pour moi, c’est plutôt de transformer le monde sans acte démiurgique et sans jouer au virtuose. » Franck Scurti aime donc les logos, la ville, ses marges, l’espace public ou intime, les objets de consommation, les matchs de rugby, le spectacle de la rue... Mais pour que ces simples objets ou ces actions deviennent de véritables machines à produire de l’enchantement, il faut bien autre chose qu’une simple appropriation esthétique. C’est pourquoi l’activité artistique de Franck Scurti joue sur les déplacements, les résonances, les mises en abîme, les mutations brutales et imprévisibles. Au sein de son système, aucune forme, aucun support ne l’emporte sur l’autre. Chacune de ses pièces n’est donc que l’incarnation momentanée d’un imaginaire qui surtout refuse toute idée de style. Une œuvre peut donc s’incarner dans la vidéo, la photographie, la BD, la sculpture ou même l’installation. A cet égard, ses dernières réalisations présentées à la galerie Anne de Villepoix sont particulièrement exemplaires. Sobrement intitulée « Tractacus ligico-economicus », l’exposition rassemble diverses œuvres qui ont pour point commun d’avoir été pensées lors de ses nombreux voyages. De Cuba, il rapporte une simple photographie de maison (Ready Dead, 2001). Or, dès que l’on y prête attention, le jeu entre le balcon et les fenêtres forme une tête de mort abstraite. A la fois image du réel (Cuba, sa misère, ses belles demeures) et d’un imaginaire collectif (la mort comme figure dont il faut se moquer), cette image montre donc toute l’ambivalence que l’on retrouve dans chaque culture, dans chaque fait, même le plus insignifiant. La vidéo Linéa (2001-02), pièce centrale de l’exposition, reprend la célèbre animation qui, à la fin des années 70, rythmait une émission pour enfant désormais culte (Casimir). Un personnage tout juste esquissé s’avance le long d’une ligne. Mais au contraire de son modèle, l’aventure réalisée par Franck Scurti s’inscrit sur fond des cotes de la bourse. Le héros, sur un mode humoristique, se trouve donc confronté à quelques objets et signes liés aux mouvements financiers internationaux. China Girl est également une vidéo enregistrée par hasard en 1999 dans les rues de Tokyo. A l’origine, deux punkettes sont interviewées par une équipe de télé locale qui gentiment se moque d’elle. Ici, l’artiste fragmente la narration par le montage et plaque sur l’ensemble de ses images le fameux tube des années 80 China Girl de David Bowie. Sur un mode allégorique, la vidéo restitue l’énergie que chacun met dans sa propre aliénation. Le réel qui est présenté ici, rythmé par une ritournelle sans véritable intérêt, est celui d’un monde qui adhère béatement à l’ordre économique de la mondialisation. Cependant, il serait réducteur de percevoir dans ce travail une simple charge cynique. Les êtres qui sont là, malgré leur besoin d’admiration publique, ne cessent de produire des faits discrets et spécifiques. Ici, un rire, là, une moue boudeuse. Ils demeurent comme dit Rilke de merveilleux « arbres de gestes ». Là réside la magie et la pertinence de l’art de Frank Scurti. Bien que le monde se présente comme un simulacre, comme un nouveau régime de fiction, l’être humain ne cesse inconsciemment de résister par mille petites actions. Vouloir ré-enchanter le monde peut paraître utopique ; c’est pourtant ce que fait depuis près de 15 ans Franck Scurti.
- PARIS, galerie Anne de Villepoix, 11, rue des Tournelles, tél. 01 42 78 32 24, 3 mars-6 avril.
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Franck Scurti
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°534 du 1 mars 2002, avec le titre suivant : Franck Scurti