De retour de la fondation Beyeler, puis du musée Maillol, la tête toute barbouillée de lymphe et de viscères, l’expression de « dernier peintre » me venait à l’esprit. Elle a pourtant trop servi, de Picasso à Richter – et la peinture a trop montré sa rage à ne pas crever, malgré de persistants permis d’inhumer –, pour qualifier Bacon en particulier.
Si l’Irlandais obsède, sans jamais lasser, c’est pour avoir insufflé à ses toiles l’énergie brute des arts scéniques – du théâtre à la boxe et du cirque au cinéma –, comme les acquis plastiques du designer qu’il avait été. Héritiers de l’écran triple où jaillit le fabuleux Napoléon d’Abel Gance, ses triptyques prolongent les rotations obsédantes des caméras d’Ophuls autour du faciès démoniaque de Peter Ustinov, fustigeant le corps plantureux de Lola Montès ; les homoncules qui les hantent pourraient s’être anamorphosés dans ces tambours forains où des motocyclistes filaient à l’horizontale : perchés sur un pendule, ces hommes-chouettes et ces femmes-troncs relèvent d’une authentique foire mentale.
L’œuvre de Bacon fait plus que choquer ; en installant ses victimes sur la réplique du Saint-Siège, puis en les comprimant dans le parallélépipède de verre qui isolait Eichmann à son procès, elle orchestre un théâtre circulaire qui bafoue toute morale. Mi-piste sentant la sciure mi-terre-plein de corrida, son scenium en serait arpenté par une papamobile exhibant, dans une sorte de vitesse figée, une procession de damnés hurlant en silence leur volupté à souffrir, parmi des flaques de glaires issues de leurs corps violacés. Des fonds lilas, abricot ou parme rehaussent cette monstration infernale d’une étrange douceur : c’est le baume que passe sur la plaie de la toile un créateur cruel, à force de tact. Démembrement, invertebrage, auto-dévoration et self-excretion, rien, pas même la douceur du coma, ne sera épargné à ces gnomes qu’un disque lance à travers des pans d’espace, de murs et de miroirs défoncés.
Personne, pour finir, n’aura mieux incarné les mythologies de la peinto-peinture que Picabia moquait : alcooliquement dépendant, sexuellement déviant, Bacon est ce pur peintre qu’on imagine infligeant un cyclone créateur à son atelier poubelle. Les clichés de Freire – visibles jusqu’au 20 juillet à la galerie Dina Vierny, rue Jacob à Paris – montrent à l’inverse un homme tiré à quatre épingles sur un parquet conchié ; moins le démiurge d’une incroyable entreprise en démolition que le centre lucide d’une gueule de bois maîtrisée. Cette œuvre à l’excellence si régulière ferait même parler d’un très grand talent si une grue folle n’arrachait le spectateur à ces cadres surdorés pour le hisser, en le tordant, jusqu’à l’enfer baroque promis aux habitants de Sodome. Calme génie du réprouvé.
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Francis Bacon, le dernier peintre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°560 du 1 juillet 2004, avec le titre suivant : Francis Bacon, le dernier peintre