Art contemporain

Fabrice Hyber, à l’école de la nature

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 21 février 2023 - 1828 mots

PARIS

Le peintre et académicien est convaincu que la création peut ouvrir l’individu au monde. À la Fondation Cartier, où son travail est exposé, il a transformé l’espace d’exposition en salle de classe, première étape d’un nouveau programme pédagogique.

Fabrice Hyber n’avait pas eu d’exposition d’envergure dans une institution parisienne depuis celle que lui avait consacrée le Palais de Tokyo en 2012 (« Matières premières »). Avec « La Vallée », qui transforme la Fondation Cartier en école, le voici à nouveau sous les projecteurs. Lui qui fut l’un des plus jeunes lauréats du Lion d’or décerné par la Biennale de Venise (en 1997) a toujours bien pris la lumière, même si sa carrière – comme sa vie – a connu des hauts et des bas. Dans les années 1990, Hyber fut chouchouté, encensé, recherché, au point qu’il tomba presque en disgrâce, tandis qu’une autre génération d’artistes montait en puissance, choyée par de nouveaux critiques d’art. Ce bref passage à vide n’a pas empêché le plasticien de poursuivre ses projets, à l’étranger, mais aussi dans sa Vendée natale, avec la création grandeur nature d’un paysage d’une centaine d’hectares. Son solo show en cours à la Fondation Cartier redonne de l’éclat à son aura hexagonale et de la visibilité à cette initiative extraordinaire.

Générosité

De la directrice des affaires culturelles à la Mairie de Paris, Aurélie Filippetti, au président du Palais de Tokyo, Guillaume Désanges, du directeur artistique de la foire Art Paris, Guillaume Piens, aux éditeurs Alain et Suzanne Flammarion, en passant par un directeur de recherche au CNRS, un mathématicien de haut vol ou encore un chargé du développement de WWF France, le mélange des invités présents le soir du vernissage illustrait bien la diversité des réseaux de l’artiste, féru de poésie, de mathématiques, de philosophie et de botanique. Une curiosité à 360 degrés que vient également souligner la liste des intervenants des « Voix de la Vallée », cours du soir dispensés chaque jeudi pendant l’exposition (à suivre sur place, en direct sur le site de la Fondation Cartier et de *Duuu Radio, et à retrouver en podcast sur les principales plateformes d’écoute). Ces causeries ont vu se succéder le philosophe Emanuele Coccia, l’astrophysicienne Fatoumata Kébé, l’historien de l’art Pascal Rousseau, l’astrophysicien et poète Michel Cassé, l’écrivaine Marie Darrieussecq, l’ingénieur forestier Ernst Zürcher, le commissaire d’expositions et critique d’art Hans-Ulrich Obrist, etc.

Le succès de l’exposition témoigne enfin d’un regain d’intérêt pour l’œuvre de l’artiste. « Les gens ont vu que son travail, tout en étant constant, s’est renouvelé. Cela a conduit des collectionneurs importants, qui le suivent depuis longtemps, à acquérir de nouveaux tableaux », se félicite sa galeriste Nathalie Obadia. Laquelle s’avoue impressionnée par la « générosité » du dispositif mis en place à la Fondation Cartier, avec une quarantaine de textes de cartels écrits et lus par Fabrice Hyber accessibles via des QR codes, un cycle de conférences hebdomadaires donc, mais aussi des visites guidées organisées pour une quinzaine d’écoles de Paris et de Vendée. Un peu épuisé en cette mi-janvier, Fabrice Hyber a donné de sa personne ; il semble en être enchanté. « Au cours de ma vie, j’ai été professeur à l’École des beaux-arts de Paris, à l’université de Hambourg, à Lunebourg, à Kanazawa, à San Francisco…, mais je n’avais jamais enseigné à des scolaires. C’est une expérience que je voulais connaître », assure-t-il en nous accueillant dans son pied-à-terre parisien, non loin du métro Stalingrad.

Transmission

Transmettre, enseigner, ouvrir des perspectives aux plus jeunes : le sujet le passionne. Et il ne se contente pas de le théoriser. Au mur de son appartement-atelier est toujours épinglé le chemin de fer du Monde invisible du vivant (Odile Jacob, 2021), un livre réalisé en collaboration avec la scientifique Pascale Cossart, reconnue pour ses travaux en microbiologie, et dont l’artiste a imagé par des aquarelles et des dessins les réponses à toutes sortes de questions concernant les bactéries, levures, champignons, microalgues, protozoaires, etc. Un ouvrage de vulgarisation, à mi-chemin entre l’art et la science, l’une des marottes de cet ancien étudiant en mathématiques. Surtout, depuis le milieu des années 1990, Fabrice Hyber mène de façon parfaitement autonome son grand œuvre en Vendée. Lui qui, au seuil de l’âge adulte, ne s’imaginait pas propriétaire a commencé par acquérir les terrains dont ses parents, agriculteurs, étaient locataires, afin de les protéger des monocultures intensives qui les cernaient. « J’ai acheté le paysage », a-t-il coutume de dire. Il y a surtout semé des milliers de graines d’arbres, constituant au fil des années une forêt extraordinaire. « Semé et pas planté », tient-il à préciser, car le procédé selon lui est à la fois plus simple et plus naturel, tout en étant moins onéreux. Cette forêt jardin, où poussent aussi bien des chênes majestueux que des plants de tomates, a grandi au fil du temps. « Les insectes, les champignons, les petits animaux, les oiseaux sont apparus. C’est devenu un endroit vivant », raconte-t-il. Tous ses revenus sont investis dans cette aventure, qui vise à une forme d’exemplarité en montrant qu’il est possible d’exploiter autrement les ressources naturelles. En effet, aujourd’hui, la vente de bois, de fruits et d’animaux suffit quasiment à faire vivre la petite équipe qui travaille sur place. Le lieu, irrigué par un cours d’eau et peuplé d’environ deux cents moutons, s’étend désormais sur une surface de 100 hectares et comprend 4 000 m2 de bâtiments. Ces derniers abritent déjà plusieurs ateliers et, à terme, Fabrice Hyber voudrait montrer ses œuvres dans une ancienne carrière de roche bleue qu’il souhaite aménager en musée à ciel ouvert. Le chantier est sans fin. « C’est joyeux », affirme-t-il, expression récurrente qui semble résumer sa philosophie de l’existence, le choix d’une résilience souriante. Son enthousiasme se propage d’ailleurs jusqu’au village voisin, avec la rénovation d’une chapelle qu’il rêve d’ouvrir aux chorales locales et aux voix du monde entier pour que la vie, là-aussi, reprenne. « L’acoustique est formidable », assure-t-il, regard pétillant derrière ses lunettes aux montures rondes. Il a prévu de peindre les murs intérieurs de l’édifice, dont la maquette, superbe ouvrage d’ébénisterie réalisé par un de ses assistants, est déjà une œuvre en soi. Bref, il s’amuse.

Au-delà de l’exposition

Fabrice Hyber a toujours aimé sortir du cadre et aller au-delà. Au-delà du format de l’exposition, notamment, comme lorsqu’en 1991, à l’occasion de la Biennale de Lyon, il conçoit Le Plus Gros Savon du monde en partenariat avec une entreprise de détergent, qui lui confie vingt-deux tonnes de matière brute. Ce record, enregistré par le Guinness Book, vise surtout à prouver que les plasticiens sont tenus, ou capables, de trouver des financements privés faute de subventions suffisantes. En 1994, il labellise UR (pour Unlimited Responsibility), la marque de fabrique de son indépendance, et devient un artiste-entrepreneur à la tête de sa propre SARL. L’année suivante, le Musée d’art moderne accueille son exposition « Hybermarché », dans laquelle il propose la commercialisation de certains objets. Alors, quand Hervé Chandès, le directeur général de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, lui a proposé de montrer une sélection de ses tableaux, Fabrice Hyber n’a pas voulu se contenter d’un accrochage classique et il a transformé l’édifice de Jean Nouvel en décor de salles de classe, avec des rangées de tables et de chaises d’écoliers. Une scénographie idéale pour présenter ses tableaux-démonstrations, une série commencée il y a près de quarante ans, qu’il poursuit encore aujourd’hui. Il en date précisément l’origine en 1984. « Je faisais le trajet de Mareuil-sur-Lay, en Vendée, pour aller à la plage. J’ai eu envie de peindre ce voyage : un petit pont, une voûte d’arbres dont la forme circulaire est devenue sur la toile une roue de voiture, un aplat de couleur rose évoquant la pâleur de la peau. » L’allégresse et l’évidence de cette œuvre – L’Automobile, toujours dans sa collection personnelle – où les formes s’engendrent d’elles-mêmes, a fondé le principe de ses tableaux-démonstrations. Il en a choisi une soixantaine parmi plus de cinq cents existants, pour les présenter à la Fondation Cartier. Leur format parfois imposant (jusqu’à 7 m de longueur) invite à les arpenter, comme un véritable tableau de classe où se déroulerait une problématique, du postulat aux hypothèses et aux déductions, les mots griffonnés se mêlant aux images, le trait sec du fusain aux transparences du lavis.

L’art pour s’ouvrir au monde

S’il a été élu à l’Académie des beaux-arts dans la section peinture, Fabrice Hyber a longtemps été identifié comme un artiste conceptuel. Il faut dire que l’époque, du moins celle de ses débuts, n’aimait pas les peintres. Hyber est d’abord connu pour ses POF (Prototypes d’objets en fonctionnement), des objets familiers dont il décale la fonction, afin de générer de nouveaux comportements, et pour ses installations (comme Eau d’or, eau dort, ODOR, conçue pour le Pavillon français dans le cadre de la 47e Biennale de Venise). Mais ce dessinateur compulsif est aussi un peintre prolifique. Avec le temps, ses tableaux, des peintures à l’huile détrempées au point d’atteindre la légèreté de l’aquarelle, ont gagné en clarté et se déploient comme de grands paysages dans lesquels chacun est invité à pénétrer. Le monumental ne fait pas peur à l’artiste, qui envisage de peindre le long du mur d’enceinte de sa maison vendéenne une fresque de 600 m de longueur, reprenant chacun de ses Hyber Heroes : l’Homme de Bessines, le Champignon, le Pantin, l’Homme cellulaire ou le Teddy Bear, soit en tout plus de vingt personnages auxquels s’identifier, comme autant de déclinaisons de l’être humain et de ses hybridations rêvées. En donnant à voir au plus grand nombre, l’artiste partage une de ses intimes convictions, de celles qui se forgent tôt : « Il faut apprendre pour comprendre ». Cette phrase, Fabrice Hyber dit l’avoir entendue adolescent dans la bouche d’Henry-Claude Cousseau, lorsque le conservateur faisait visiter à sa classe les collections du Musée de l’abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne, riche notamment de quelques chefs-d’œuvre de Gaston Chaissac et de Victor Brauner. L’artiste en a fait depuis une sorte de mantra. « Il y avait dans l’art un espace que je ne connaissais pas », explique-t-il. L’année suivante, la découverte du Centre Pompidou flambant neuf confirme cette épiphanie et l’intuition d’une liberté à conquérir dans et par l’art. « J’ai saisi que la création ouvrait au monde. C’est la raison pour laquelle je suis convaincu qu’il faut donner aux plus jeunes une pleine confiance dans leur créativité pour qu’ils puissent inventer leur vie. » Transformer la Fondation Cartier n’est que la première étape d’un programme pédagogique dont on présume qu’il ne manque pas d’ambition.

 

1961
Naissance le 12 juillet à Luçon, en Vendée
1997
Représente la France à la 47e Biennale de Venise, où il obtient le Lion d’or
2003-2004
« L’Artère, le jardin des dessins, » œuvre pérenne créée au parc de La Villette pour commémorer les vingt années de la pandémie de sida
2013
Création des Réalisateurs, un programme post-diplôme international dédié à la production d’œuvres artistiques, à l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Métropole et Audencia Nantes
2018
Élu à l’Académie des beaux-arts
2022-2023
« La Vallée » , à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, jusqu’au 30 avril
« Fabrice Hyber. La Vallée »,
jusqu’au 30 avril 2023. Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, Paris-14e. Tous les jours de 11 h à 20 h, sauf le lundi. Tarifs : 11 et 7,50 €. www.fondationcartier.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°762 du 1 mars 2023, avec le titre suivant : Fabrice Hyber - À l’école de la nature

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