Loin d’être rétrogrades, des artistes montrent aujourd’hui leur intérêt renouvelé pour le travail manuel : céramique, tissage et bricolages en tout genre sont mis au service de leur œuvre.
À l’heure mondialisée d’Internet et de l’émergence d’artistes de la génération Y, nés devant un clavier et un écran d’ordinateur, on aurait pu redouter l’aseptisation des salles d’expositions, la prolifération d’œuvres technologiques ou dématérialisées. Si celles-ci existent bel et bien, si le Web engendre aujourd’hui des œuvres à la logique proliférante et cryptée, à l’instar de l’exposition de Neïl Beloufa au Palais de Tokyo, il sert aussi de plateforme à un développement ésotérique du fait main. Des sites web comme Etsy n’en finissent pas de classer les jeunes artistes par leur talent d’artisans-bricoleurs, décuplant une notion de savoir-faire autodidacte. C’est ce qu’a très justement remarqué Bernard Lamarche, conservateur du Musée national des beaux-arts du Québec et commissaire de l’exposition estivale de l’institution québécoise, opportunément intitulée « Fait main ». Qu’on ne s’y trompe pas, l’analyse qui y est offerte n’a rien d’un bastion rétrograde du « c’était mieux hier », d’une célébration de traditions résistantes. Elle expose au contraire des pratiques hybrides connectées sur le présent qui révèlent combien certains artistes ont besoin d’en passer par une ascèse manuelle pour penser le monde. Ici, les artistes sont tous canadiens, mais le phénomène se développe sur toutes les scènes.
Des savoir-faire appris sur le tas
En France, le duo composé par Daniel Dewar et Grégory Gicquel s’est imposé avec une pratique complètement éclatée, conviant le tricot, la tapisserie, le tissage, le moulage, la taille directe de bois, de pierres dures, le modelage d’argile… Dernièrement, à Nantes, ils ont exposé des blocs massifs de marbre rose du Portugal d’où émergeaient des robinets, un pommeau de douche, des lavabos. Tout un univers de faïencerie de salle de bains qui, à tout bien considérer, révélait une certaine noblesse. Même la marqueterie de pierre, passée de mode depuis le début du siècle dernier, y retrouvait sous les outils autodidactes de Dewar et Gicquel un sacré cachet. « En travaillant du marbre de décoration selon une technique statuaire pour produire une version statuaire d’éléments sanitaires, Daniel Dewar et Grégory Gicquel n’hésitent pas à prendre tout le monde de court », explique très justement Véronique Wiesinger dans Rosa Aurora, publié après l’expérience nantaise [Triangle Books, 2017].
Ainsi, il y a du marbre noble de sculpteur et du marbre dont on fait les lavabos et les plans de travail. Les deux sculpteurs n’aiment rien tant que de contrevenir aux règles et de brouiller genres et diktats des beaux-arts. Le marbre rose, galvaudé par son usage par l’industrie de la salle de bains, acquiert ici, malgré l’absurdité des « motifs » qui émergent de sa matière, une puissance visuelle touchante. « Quelle que soit la technique, Dewar et Gicquel entretiennent une relation très sérieuse avec leur artisanat », note à son tour Zoë Gray. Ils ont le plaisir de faire plus que d’acquérir un savoir-faire, de renouer avec une tradition. Car c’est un trait commun à ces artistes du fait main, celui d’apprendre « sur le tas », d’expérimenter, d’inventer leurs propres règles, leur propre grammaire au cours d’un jeu d’essais-erreurs générant parfois des typologies fantasques transgressives.
La ville d’Amsterdam a d’ailleurs craqué pour l’univers si spécial des compères et leur a commandé deux fresques de pierre pour la station de métro Rokin, inaugurée en 2017. S’y déploient, sur 110 m, un crocodile, des papillons, un chat, une cravate, un corgi, un parapluie, toute une caravane étrange, naïve mais bienveillante, flottant sur les parois. Les garçons ont ici travaillé avec une société bretonne pour réaliser ce chantier colossal, mais, habituellement, c’est à un corps-à-corps avec la matière qu’ils se livrent. « Dewar et Gicquel ne délèguent aucune étape de la fabrication, car elle est indissociable de la conception », précise Gray. Et les artistes d’ajouter : « C’est le plaisir de faire apparaître quelque chose, de l’apparition. »
Un plaisir que partage la jeune sculpteure Cécile Meynier qui s’essaie, depuis quelques mois déjà, à la céramique, expérimente, se pliant à la lenteur que requiert le matériau avec ses temps de séchage, de cuisson, de refroidissement : « Dans une société où tout est immédiat et contrôlable, c’est assez décalé de travailler de la sorte ; je suis encore dans l’adaptation spatio-temporelle de cette pratique bien que je ne sois pas du tout nostalgique de valeurs passéistes. » Les formes qui sortent de son four en attestent : elles n’en appellent pas du tout au passé, mais projettent la céramique dans un imaginaire sans référent évident. « La céramique demande beaucoup de connaissances techniques, certains artisans vont garder leurs recettes ou mettre des freins à certaines expériences : il semblerait que les plasticiens montrent un réel engouement pour cette pratique en l’explorant de manière plus décomplexée naturellement. »
Un mélange des cultures
La céramique, on en retrouve aussi dans les salles de Québec. Clint Neufeldt et Brendan Lee Satish Tang explorent ainsi ce médium avec beaucoup d’impertinence. Cette fois-ci, c’est à un jeu de déconstruction référentiel que le visiteur se frotte. Neufeldt agrège des moteurs de voitures musclées réalisés en porcelaine aux coloris surannés à du mobilier ampoulé, une customisation déjantée, en dérapage contrôlé. Brendan Lee Satish Tang croise pour sa part la grande tradition de la porcelaine chinoise de l’époque Ming, au graphisme bleu si galvaudé avec le temps, les chinoiseries françaises du XVIIIe siècle et la plastique du matériel de jeu vidéo. Résultat ? Un clash chronologique déroutant, « une culture du remix », selon le commissaire Bernard Lamarche. La série Manga Ormolu combine ainsi des consoles de jeux, de la connectique, des antennes de modem à des vases, des assiettes, complètement déformés par ces greffes 2.0.
La résurrection de certaines techniques artisanales ou vernaculaires fait ainsi l’objet d’une réappropriation culturelle, organise un jeu de va-et-vient parfois très politique dans le cas d’artistes autochtones. Les Premières Nations ont subi au Canada un processus d’acculturation très violent avec la colonisation, et certaines pratiques ont servi à traduire cette violence. Nadia Myre, artiste algonquine basée à Montréal, a justement tenté de renouer avec des gestes de confection artisanaux dans un projet au Musée McCord en 2016. Elle y suivait les instructions données dans des magazines à la fin du XIXe siècle pour réussir de parfaits objets « indiens ». Le tout à l’usage d’un lectorat féminin blanc. Sans connaître d’avance l’objet à confectionner, en écoutant simplement les procédures, Myre a réalisé des objets maladroits, bien éloignés des somptueux spécimens d’artisanat autochtone conservés dans cette même institution. Un savoir-faire qui a parfois pu être mis sous cloche avant de retrouver une vigueur grâce aux artistes contemporaines, revitalisant certaines techniques tout en leur conférant un contenu hautement politique.
Car tout ce fait main n’est pas qu’une affaire de mains virtuoses, ce sont aussi des « mains intelligentes », comme les appelle Bernard Lamarche, dont les pratiques servent à analyser le monde postcolonial, les questions de genre, de sexualité. La dévalorisation du manuel au profit des choses de l’esprit s’avère plus que jamais obsolète. Sans entretenir une quelconque nostalgie, les artistes « manuels » pensent la dévalorisation de certaines pratiques, de savoirs vernaculaires ou traditionnels. Ils n’ont pas fini de défaire les carcans du jugement de goût hérités des Lumières, de s’affranchir des catégories. Comme il faudra aussi émanciper le spectateur, faire converger les amoureux de la technique avec ceux du sens, dans un jeu d’apprentissage et de déprise, pour verser dans une communion de l’extra et de l’ordinaire.
Bien que née sur la côte ouest du Canada, Shannon Bool est encore assez peu connue dans son pays de naissance, étant installée depuis plusieurs années à Berlin. Le Musée d’art de Joliette lui offre ainsi sa première monographie canadienne. Le public l’avait déjà aperçue en 2016 dans la dernière Biennale de Montréal. Elle n’a jamais hésité à assembler ses sources d’inspiration éclectiques : Jasper Johns s’est ainsi retrouvé à côtoyer des motifs ornementaux japonais apposés sur des lés de soie avec la technique du batik. Clash des cultures, clash des obédiences, depuis un modernisme bannissant le décoratif et des traditions ancestrales organisant des motifs d’abstraction pure.
Puis, après les tapis et le textile peints, ce sont donc de monumentales tapisseries noir et blanc reprenant des photographies de modèles féminins dans des intérieurs modernistes dépouillés que Bool a commencé à réaliser. Elle a superposé à ces images pixélisées par les points de tapisserie des motifs décoratifs malangans issus des traditions de Papouasie-Nouvelle-Guinée, réalisés en couleur dans des techniques différentes. Lorsqu’au début du XXe siècle, Adolf Loos a décrété que l’ornement était un crime, le décoratif a entamé des décennies difficiles, dépréciatives. Les arts textiles sont paradoxalement devenus un terrain d’expérimentation idéal pour les femmes des avant-gardes, isolées au sein de groupes d’artistes masculins. Bool s’en joue et superpose dans ses toutes dernières séries des lainages violemment colorés à des architectures rigoristes vues en coupe, des projets de lotissements du Corbusier. La revanche du fait main en quelque sorte.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Caroline Achaintre est manuelle. Elle aura passé cinq années dans une forge en Allemagne à façonner le métal avant de passer à des matières plus douces comme la laine, qu’elle manie toutefois au pistolet. Un outil indispensable pour tufter la matière à la manière des tapis précieux (même s’il existe aussi une technique manuelle, fastidieuse), pièces souvent égalisées pour obtenir une régularité mousseuse. Sauf qu’Achaintre laisse les brins de ses œuvres pendre en dépit de la tradition. Ses drippings laineux donnent à ses sculptures échevelées une étrange présence entre tableaux rageurs et murales textiles improvisés. Ses œuvres sont à la fois virtuoses et inachevées, laissant aller la matière, organisant une impureté violemment colorée.
Ses motifs ont une identité trouble : masques inspirés du carnaval, silhouettes, rythmes abstraits, empruntant autant au primitivisme, à la science-fiction, aux films d’horreur qu’à l’expressionnisme allemand. Et lorsqu’elle se frotte à la céramique, les formes qui émergent revêtent pour les plus récentes vues en avril à la Galerie Art : Concept, une texture reptilienne, mais sans former pour autant un animal. Ce sont des « choses » qui surgissent sous ses doigts, des créatures de grès chamotté aux coloris doux et aux formes bizarres comme Severine, peau de serpent en terre cuite aux reflets bleutés recroquevillée. Un univers singulier, onirique, qui convie le fait main dans un registre assez inédit.
Pratique émancipatrice chez les autochtones, l’art de la courtepointe (Quilt) constitue le médium principal de l’artiste haudenosaunee (Iroquois) Carla Hemlock dont le Musée des beaux-arts du Québec à Québec vient d’acquérir une création majeure. Sky Woman’s Descent (2009), s’organise autour du motif de la tortue, animal sacré pour de multiples peuples autochtones dont les Iroquois, les Hurons-Wendat ou encore les Sioux, incarnant pour ceux-ci l’origine de la terre. La carapace est constituée de tissus bleus, noirs et orange qui s’enroulent en une spirale de vie ornée d’une broderie de perles dans la plus pure tradition iroquoise. Pour les Iroquois, une femme tombée du ciel se serait réfugiée sur une tortue. Si l’histoire et la technique sont traditionnelles dans cette œuvre, Hemlock n’est pas simplement une héritière appliquée de sa culture. Elle l’amène aussi sur des terrains plus politiques et contemporains : « Elle propose ainsi de partager sa perspective critique sur des questions liées à l’écologie, aux droits de la personne, à la solidarité communautaire, à la souveraineté des Premières Nations et à la violence systématique envers les femmes autochtones », précise Bernard Lamarche. Il convient donc de ne pas se laisser piéger par une simple appréciation technique de certaines de ses pièces, elles en disent parfois bien plus, comme lorsque Hemlock représente un passeport iroquois, inopérant aux frontières légales entre le Canada et les États-Unis, bien que la Nation iroquoise s’étende, elle, sur les deux pays.
Doyenne des pratiques textiles dans sa 83e année, Sheila Hicks continue d’expérimenter les fibres et les teintures après sa magistrale rétrospective au Centre Pompidou qui s’est achevée à la fin du mois d’avril et qui a permis de découvrir une variété de pratiques. Depuis les petites expérimentations aux tissages chaotiques jusqu’aux méga-installations, Hicks promenait le visiteur dans un univers bien éloigné du macramé. L’esprit de liberté de l’artiste, affranchie des conventions de tissage comme de médium, soufflait dans cet opus. L’expression « ouvrage de dame », et toute la condescendance qu’elle sous-entend, en a pris pour son grade dans la flamboyance ; la laine n’aura jamais été aussi inspirante, trépidante. Et elle continue de l’être dans les sous-sols comme dans les appartements des invités désertés du château de Chaumont. Là, pendent du plafond des rouleaux de rubans incarnats, de lourds rideaux rouges, des pelotes outremer, violettes et turquoise, un chatoiement de couleurs qui viennent animer les salles du domaine. C’est la deuxième année que l’Américaine déploie ses œuvres ici, pratiquant toujours le textile suivant une grammaire qui lui est propre, sans obéir aux diktats de la tradition artisanale. Son art maximise les architectures. Dans la galerie contemporaine du Centre Pompidou, il n’y avait aucune cloison, seules les œuvres édifiaient l’espace. À Chaumont, elles redécoupent des lieux dont l’histoire affleure les parois pelées des murs. Sheila Hicks a envoûté Chaumont.
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En art, le nouvel âge du « fait main »
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Musée national des beaux-arts du Québec, 179, Grande Allée Ouest, Québec.
Du mardi au dimanche, de 10 h à 17 h. Tarifs : 5 à 16 €.
www.mnbaq.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : En art, le nouvel âge du « fait main »