PARIS
Figure majeure de la Figuration narrative, le « dernier surréaliste » conjugue les qualités du peintre et de l’écrivain dans un art profondément engagé.
Pendant de très nombreuses années, il dit lui-même s’être davantage voué à la politique qu’à la création. Elle était en quelque sorte sa raison de vivre, sa façon d’être au monde. S’il insiste pour dire qu’il voulait « écrire », qu’il voulait « être écrivain », c’est qu’il savait par là pouvoir faire passer ses idées. « En ce temps-là, en Espagne, on lisait beaucoup de livres qui venaient d’Amérique, précise-t-il pour expliquer le contexte dans lequel il vivait. Les écrivains de la Lost Generation, comme Hemingway, passaient pour des modèles ; or, ils avaient quasiment tous fait du journalisme. » Né à Madrid sous Franco, en février 1937, Eduardo Arroyo est le contemporain de Guernica dont le drame devait éclater exactement deux mois plus tard. On ne naît pas sous un tel ciel sans que cela vous marque pour la vie. La dimension politique parcourt ainsi toute l’œuvre du peintre, de façon plus ou moins explicite, frontale ou détournée, violente ou ironique.
Les aléas de sa jeunesse n’ont pas conduit Arroyo à apprendre à peindre. S’il dessinait depuis l’enfance et se souvient avoir visité le Prado et vu toutes sortes d’expositions avec son grand-père, rien ne le destinait à faire carrière dans l’art. Quand il vient s’installer à Paris en 1958, à l’âge de 21 ans, tant pour fuir le régime franquiste que parce qu’il s’ennuie dans son pays, il n’a alors peint que trois tableaux et compte surtout écrire, ayant appris notre langue dans une école française. Finalement, pour survivre, le jeune Espagnol qui est pris entre deux cultures met plutôt ses talents de dessinateur à l’épreuve en travaillant dans l’illustration, la caricature et le portrait pour différentes publications. Installé dans le XVe arrondissement, il va au fil du temps rencontrer à Montparnasse toute une population d’artistes dont il se sent proche, une situation qui l’encourage à peindre, quand bien même il n’en fait pas tout de suite état.
De cette époque, Eduardo Arroyo se rappelle nombre de souvenirs somme toute fondateurs de ce qui devait l’entraîner à entrer définitivement en peinture. « Comme tous les autres artistes, je fréquentais la Coupole et le Dôme, et c’est comme ça que, en 1962, j’ai rencontré Giacometti, raconte-t-il. Je ne lui avais pas dit que j’étais peintre et lui-même pensait que j’étais un de ces jeunes réfugiés politiques qui étaient venus s’exiler à Paris. » Arroyo se plaît à poursuivre en se souvenant de ces fins de soirée où, habitant dans la même direction que lui, il raccompagnait son aîné jusqu’à la rue Hippolyte-Maindron où ce dernier habitait. « Un soir, se rappelle-t-il, il faisait si froid qu’il m’a invité à prendre un café avant de nous séparer. C’est la seule fois où j’ai vu son atelier. » L’année suivante, Arroyo expose pour la première fois au Salon de mai. Il tombe sur Giacometti qui, lui, s’étonne de l’y trouver et lui demande ce qu’il fait là : « Je lui ai répondu que la peinture m’intéressait mais je n’ai pas eu le courage de lui proposer de venir voir ce que je présentais, le Double Portrait de Bocanegra ou le jeu des sept erreurs. Giacometti n’a jamais su que j’étais peintre. »
Dans les premières années de son installation, parmi les artistes que le jeune peintre a rencontrés, il en est un qui compte avant tout, c’est Paul Rebeyrolle. « C’était mon grand ami, souligne-t-il avec émotion, et Paul m’a beaucoup aidé. C’est lui qui m’avait invité au Salon de mai et nous étions très complices. Tous les mardis, nous allions à la boxe à la porte de Versailles puis nous dînions aux Îles Marquises ou à La Palette. » Si Arroyo considère toujours Rebeyrolle comme « un homme extraordinaire avec une modestie et une rigueur rares », et se souvient des conversations qui n’en finissaient pas sur la peinture, il lui faut avouer que cette amitié s’est tarie lorsqu’il a collaboré en 1965 avec Gilles Aillaud et Antonio Recalcati à l’exécution du fameux tableau Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp : « Paul n’a pas compris. Il m’a dit que ça n’était pas possible de faire cela, alors même que nous le faisions pour défendre avec force la peinture contre l’autorité de l’inventeur du ready-made. »
Quoique de neuf ans son aîné, Gilles Aillaud est sans doute l’artiste avec lequel Arroyo se sentait en pleine fraternité. Tous deux partageaient les mêmes conceptions esthétiques et politiques : « Pour le jeune Espagnol que j’étais, précise-t-il, il m’a ouvert l’esprit à tous points de vue, culturel, littéraire et politique. »
Non sans une certaine fierté, il rapporte qu’étant entré dans la Galerie Claude Levin, en 1961, il y a fait faire à son ami sa première exposition personnelle à Paris. À ce propos, Arroyo souligne qu’il était alors dans sa nature de vouloir toujours se mêler de tout ce qui relevait d’une quelconque organisation. Ainsi, en janvier 1965, après avoir participé à l’exposition « Mythologies quotidiennes » orchestrée par le critique Gérald Gassiot-Talabot, il contribue avec ses compères anti-duchampiens, Henri Cueco et Bernard Rancillac, à tout faire sauter au Salon de la jeune peinture pour en prendre les rênes. Ainsi, en mai 1968, quand il participe à l’occupation de l’École des beaux-arts et à la création des Ateliers populaires.
Parfaitement lucide sur toute cette première époque, Eduardo Arroyo dit avoir « perdu un temps infini avec la politique ». Au lendemain de 1968, l’artiste décide d’aller vivre en Italie où il est accueilli par Adami et où il reste six ans avant de retourner en France. Il y revient avec un passeport de réfugié politique qui le préserve jusqu’à la mort de Franco et au changement de régime. En fait, la politique lui colle à la peau comme en témoigne le poignant visage de La Femme du mineur Pérez MartinezditeTina rasée par la police (1970), et force lui est de reconnaître que l’obsession de l’Espagne ne l’a jamais quitté. « J’ai peint beaucoup de tableaux sur l’Espagne, mais plus historiques que politiques », précise l’artiste. Il y mêle aussi mythologie, littérature et histoire de l’art, à l’instar de cette Ronde de nuit aux gourdins qu’il brosse en 1975-1976.
Caractéristique d’une esthétique propre à la Figuration narrative dont il s’impose comme l’une des figures majeures, l’art d’Eduardo Arroyo procède d’une peinture d’aplats richement colorés, aux formes découpées qui confèrent à ses compositions l’aspect d’un collage. Mais le peintre, qui a reçu en 1982 le Grand Prix national de peinture en Espagne, y fait aussi montre d’un éclectisme délibéré à travailler tous les matériaux et toutes les techniques à même de pouvoir traduire son univers : peinture, dessin, estampe, céramique, sculpture, etc. L’exposition que lui consacre cet été la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence, en est une parfaite illustration. Intitulée « Eduardo Arroyo. Dans le respect des traditions », elle propose un parcours thématique d’œuvres réalisées depuis 1964 qui refusent toute esthétisation complaisante de l’art et des images. Comme le note Olivier Kaeppelin, directeur de l’institution et commissaire de l’exposition : « L’art prend, chez Eduardo Arroyo, une dimension de fable politique, philosophique ou sociale, quand il cherche à représenter les jeux, les signes, les langages, les chansons de geste des pouvoirs après lesquels court l’humanité. »
Aujourd’hui qu’il vient de fêter ses 80 ans, Eduardo Arroyo partage sa vie entre Paris et Madrid. Quand nous l’avons rencontré dans son atelier du quai Voltaire, il travaillait à un tableau de grand format au titre énigmatique de Sylvia Beach fête la publication d’Ulysse de Joyce dans la cuisine d’Adrienne Monnier. Tout un programme ! Comment est-il advenu ? En 1989, l’artiste a failli mourir d’une péritonite mal diagnostiquée. Pendant sa convalescence, il a mis en œuvre un vieux projet d’illustration du texte de Joyce, une sorte de réponse graphique constituée de quelque quatre cents planches qui n’ont finalement jamais été publiées. Le tableau parisien reprend le sujet tout en le débordant. « Il dit mille choses, explique Arroyo. La relation entre les deux femmes, leur similitude, leur intérêt commun, leur proximité… Sylvia Beach s’aimait tellement qu’elle s’aimait plus qu’elle n’aimait sa copine, c’est pourquoi j’ai fait qu’elles se ressemblent. »
Mais qu’en est-il du lieu dans lequel la scène est placée, la cuisine ? Réponse du peintre : « Les casseroles, c’est de la peinture pure, s’empresse-t-il d’indiquer. J’ai comme un répertoire de petits objets qui me sont chers et que je place un peu partout. Le poste de radio, le téléphone, le robinet, la prise électrique, etc., sont des objets qui me plaisent pour des raisons à la fois esthétiques et historiques. En fait, je fais une peinture très fellinienne. » Son exégète la plus pointue, Fabienne Di Rocco considère Arroyo comme le dernier des surréalistes. « Et moi, qui les ai combattus toute ma vie ! », relève-t-il en souriant.
Il est vrai que, si l’on prend la mesure d’un tableau emblématique comme la série qu’il a consacrée en 1966 à la figure de Robinson Crusoé, s’y représentant déguisé sous les traits du héros de Daniel Defoe, cette dimension du travestissement n’est pas si éloignée que cela de certaines postures surréalistes. D’ailleurs, la sortie prochaine de son dernier livre de textes sur la peinture, traduction de Bambalinas paru en Espagne en 2016, se présente comme une sorte de biographie masquée sous le titre de Deux balles de tennis. « Les deux balles en question, dit l’artiste, ce sont les deux balles qu’on se mettait sous la chemise pour se faire des seins quand on était gosse. » Et Arroyo de préciser qu’on y trouvera notamment tout un chapitre sur James Ensor. Comme quoi, la peinture est bel et bien de l’ordre du masque.
L’amour de l’art est l’un des traits les plus caractéristiques de la démarche d’Eduardo Arroyo. Peinture et écriture sont chez lui indissociables ; elles l’animent au plus profond de l’individu et l’homme Arroyo conjugue fondamentalement les qualités requises du peintre et de l’écrivain. Reprenant à son compte le titre de l’œuvre de Delacroix, La Lutte de Jacob avec l’Ange, dans le catalogue de son exposition chez Louis Carré & Cie en 2012, l’artiste livre l’un de ses plus brillants essais. « Pour Delacroix, écrit-il, exécuter cette peinture relève du défi, du combat singulier ; c’est un drame dont les protagonistes sont le temps et l’adversité. » Ressurgit le boxeur, cet autre lui-même qui a permis à l’Espagnol de sortir de tous les combats traversés.
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Eduardo Arroyo - Réfugié artistique
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°704 du 1 septembre 2017, avec le titre suivant : Eduardo Arroyo - Réfugié artistique