Introduite par une nouvelle œuvre, l’exposition de Pierre Huyghe au Castello di Rivoli regroupe une dizaine de pièces dans un parcours scénarisé.
RIVOLI - L’exposition de Pierre Huyghe au Castello di Rivoli pourrait commencer par son annexe. Sur l’épais catalogue édité par Skira pour l’occasion, est imprimée une reproduction de Timekeeper (2003). Une forme aux allures de cerveau qui a été obtenue en ponçant les murs de la Sécession de Vienne. Dans ses contours, le dessin dévoile simultanément différentes couches de couleurs, de textures et autant d’expositions. Le « bas-relief » est une mémoire où l’émergence et la coexistence de strates nécessitent le décollement d’autres. Soit l’exact inverse de Float (2004). En épousant les parois de la première salle de l’exposition, ce vaste ballon de papier dans lequel on pénètre évoque la possibilité de son décollage. Relié par des fils colorés à une boîte de carton blanc faisant office de nacelle, le dirigeable est simultanément une empreinte et une enveloppe interne du bâtiment. Dans le musée, il est contenu. Mais utilisé dans la procession en ville pour laquelle il a été conçu, il est un fragment du Castello di Rivoli à la dérive. Surplombant Turin, le château du XVIIIe siècle, dont l’inachèvement a été un des points centraux du réaménagement proposé au début des années 1980 par l’architecte Andrea Bruno, est doublé d’une structure qui tient à la fois de la montgolfière – invention du Siècle des lumières – et des structures gonflables chères aux utopies architecturales.
Coma vidéo
L’œuvre est un sas préalable – on y rentre déchaussé ou muni de protections – à l’exercice rétrospectif auquel s’est prêté Pierre Huyghe à partir d’une série d’œuvres qu’il a réalisées depuis le milieu des années 1990. Par les enchaînements et les sélections opérées, celles-ci sont « équalisées » dans leurs processus comme dans leurs tonalités. Le off, modalité narrative affectionnée par l’artiste, domine. Des sous-titres racontent les mésaventures de Lucie Dolène (Blanche-Neige Lucie, 1997), dépossédée de sa voix utilisée pour le doublage français du Blanche-Neige de Walt Disney ; et la fiction demande à s’incarner dans les traits infographiques d’Ann Lee (Two Minutes Out of Time, 2000), le personnage de manga acheté par Huyghe et Philippe Parreno avant d’être confié à d’autres artistes. En face, Ann Lee arpente un paysage lunaire de synthèse, modelé par la voix détournée de Neil Armstrong, premier homme sur la Lune (One Million Kingdoms, 2001). Dans les Grands ensembles (2001), deux tours d’habitations semblent habitées par un langage balbutiant, un code collectif émis par le clignotement des appartements individuels. Regroupées dans la même salle, les quatre projections prennent la parole à tour de rôle, sans jamais s’éteindre réellement. Elles tombent juste dans un coma vidéo, voilées par un filtre sombre laissant affleurer formes et lueurs, un mode veille où les récits sommeillent sous la neige.
Le dispositif n’est pas anecdotique. Que l’on songe à Remake (1994), reprise de Fenêtre sur cour d’Hitchcock, aux Incivils qui suivent la trame d’Uccellini e Uccellacci de Pasolini, ou à L’Ellipse (1998), dans lequel Bruno Ganz joue vingt ans après un jump-cut (faux raccord) dans l’Ami américain de Wim Wenders, la réactivation des récits est une des constantes de l’œuvre d’Huyghe. À Rivoli, Sleeptalking (1998), qui occupe l’avant-dernière salle, diffuse la voix de John Giorno racontant le tournage de Sleep (1963) de Warhol, tandis que, visionné sur moniteur posé au sol, un fondu condense ses traits d’acteur endormi avec son visage actuel.
Scénarisé, le parcours s’achève dans un dénouement ouvert où viennent se fondre les histoires. Originellement partie prenante d’une trilogie lors de sa première présentation à la Kunsthaus de Bregenz, l’Expédition scintillante, Acte II (2002) est ici une sculpture indépendante, isolée de ses connotations glaciaires (une patinoire et un bateau de glace lors de sa première présentation, une banquise de polystyrène lors la dernière Biennale de Lyon). Le quadrilatère blanc scindé dans le sens de la longueur est une lanterne magique nostalgique. Emmenée par les Gymnopédies de Satie, la fumée et les lumières colorées d’un concert de rock, elle demande de croire encore un peu aux illusions.
Jusqu’au 18 juillet, Castello di Rivoli, Musée d’art contemporain, Piazza Mafalda di Savoia, Rivoli (Turin), tél. 39 011 9565220, www.castellodirivoli.org, tlj sauf lundi, 10h-17h, vendredi au dimanche 10h-21h. Cat. éditions Skira, 461 p., 70 euros.
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Des récits fondus et enchaînés
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°192 du 30 avril 2004, avec le titre suivant : Des récits fondus et enchaînés