« Bienvenue dans Jaccardland, le paradigme des énergies dissipées qui façonnent pensées, rêves et souvenirs. » C’est ainsi que l’artiste de 84 ans nous accueille dans son exposition de Montpellier, voix calme, regard perçant, et toujours avec humour.
Qui est Christian Jaccard ? Pour l’historien d’art Paul Ardenne, l’un des auteurs du catalogue Christian Jaccard. Signa Mentis (anthologie des boîtes dans lesquelles l’artiste range ses nouages) : « C’est un colosse, une force de la nature, un obstiné, un obsessionnel. Un fou, diraient certains. Monomaniaque. C’est très bon signe. Une pensée, un objectif plastique – deux, en fait : nouer, mettre à feu ». « Lorsque j’ai découvert son travail dans les années 1980, précise-t-il, l’heure était au retour de la peinture (postmodernisme) et Christian Jaccard persévérait dans sa non-peinture, dans ses exercices de nouage et de mise à feu, sans nul égard pour le mouvement culturel d’alors. Le signe de l’obsession est la première preuve d’une disposition artistique. »Artiste obsessionnel, Christian Jaccard produit une œuvre singulière, impossible à réduire à une quelconque classification. Pour Jean-Claude Mosconi, collectionneur et ami fidèle de l’artiste, « c’est un électron libre, son travail est unique, ses outils sont uniques, ses ”boîtes” surprenantes et mystérieuses sont uniques ». En effet, si Christian Jaccard, à ses débuts, croise certains enjeux partagés par d’autres artistes de sa génération, il n’adhère à aucun mouvement, ne limite sa pratique à aucune théorie et développe son œuvre au travers d’une hybridation qui déborde toutes les catégories. Ainsi, remarque Paul Ardenne, si Christian Jaccard « partage avec les artistes de Support-Surface le goût de l’élémentaire, du répétitif, du signe en soi, je le rapprocherais plutôt du Robert Malaval (1937-1980) de “l’aliment blanc” – pris, comme Malaval, dans le piège de la prolifération qui réclame de s’alimenter sans cesse, de ne jamais s’arrêter ». « De même, ajoute-t-il, Christian Jaccard assume la personnalisation de l’œuvre, à la différence des conceptuels, qui en font un signe, une forme, une idée. Il est un anti-conceptuel. Un artiste sensuel, même ».
Abstraction, figuration, minimalisme, art conceptuel, Support-Surface, Land Art. Aucune étiquette ne permet de définir son œuvre polymorphe en chantier permanent, qui va du dessin et de la peinture à la sculpture, de l’installation au film en passant par les boîtes où l’artiste range ses nouages. Car si Christian Jaccard l’obsessionnel n’a eu de cesse d’interroger ces deux actes fondamentaux, nouer et mettre à feu, il n’en a pas moins renouvelé les modes opératoires d’une manière infiniment variée. L’ « odyssée carbone » de Jaccard commence au début des années 1970. Moment où l’artiste réalise ses premières empreintes de matériaux colorés et élabore ses « couples toile-outil » fabriqués par lui-même et imbibés d’encre, sans, puis avec combustion. L’obsession de l’énergie dissipée, de l’ignition et de la trace, mais aussi de celle du nouage trouve ici ses fondements. Mais si l’on considère l’évolution de l’œuvre depuis, des années 1980 à aujourd’hui, cette obsession première a proliféré dans une pratique polymorphe en perpétuel mouvement. Les matériaux et supports utilisés, les techniques et modes de combustion, les formes et les échelles se sont renouvelés avec une grande diversité : encre, graphite, peinture, suie, toile, papier, installation et sculptures nodales, petits formats ou monumental, plaque de métal, transfert lithographique, combustion à mèche lente et au gel thermique, cordes en lin, chanvre, jute, arêtes et ossatures, sable, cuir, or, armatures de fer ou de PVC…
Fruits de cette recherche prolifique, nombreux sont les aspects singuliers de l’œuvre de Christian Jaccard. Bien sûr, l’usage du feu fascine. « Avec les combustions, remarque Jean-Claude Mosconi, vous êtes hypnotisé… On peut y voir plein de choses et en donner de nombreuses explications. » Plus que l’usage du feu, dont la résolution par l’empreinte fut explorée par d’autres artistes, c’est l’originalité des nouages qui retient l’attention de Paul Ardenne, pour qui la « répétition du geste » fait songer « à la manière dont les croyants égrènent leur chapelet ». Des nouages qui interpellent aussi Jean-Claude Mosconi, qui se souvient de sa rencontre avec Jaccard : « Je l’ai appelé en lui disant que ses “nœuds” m’intriguaient, et avec sa voix feutrée, douce, calme comme les Suisses savent le faire, le rendez-vous fut pris en quelques secondes… Des nœuds, il y en avait partout, dans tout l’atelier. Des sculptures de nœuds blancs, des grandes, des petites… enfin, de toutes dimensions. Fascinant ! » Des sculptures représentatives du « concept supranodal » élaboré par l’artiste dans les années 1980. Une décennie riche en expérimentations originales, comme l’introduction du rouge, en référence à l’éruption du Vésuve, dans Le Rouge émis (1985), ou la mise en mouvement de l’image dans la série des Anonymes calcinés, pour laquelle l’artiste enflamme avec des mèches des tableaux récupérés dans les brocantes. Il y a dans le nouage, dans l’usage du feu et dans l’empreinte quelque chose qui a affaire avec l’archétypal, avec une intemporalité faisant écho aux origines de l’humanité. Une fascination de Jaccard pour la préhistoire et l’art des chasseurs-cueilleurs dans l’héritage desquels l’artiste s’inscrit « au propre comme au figuré ». Pour Christian Jaccard, une œuvre réussie, c’est une œuvre qui « tend vers l’intemporel ». Et ce qui l’intéresse, c’est « une énergie débordante et souvent indocile, avec l’incarnation du vivant, avec les prémisses d’une germination en gestation ». Produire l’expression d’une trace, pour Jaccard, c’est explorer « la fragilité des gestes, la pensée nomade et capricieuse ». Dans cette recherche sensible et intuitive, en mouvement, le vivant s’incarne dans ce qui fait ses polarités. Ainsi, note Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice responsable des collections modernes et contemporaines du Musée Fabre, ce qui fascine dans le travail de Christian Jaccard c’est « l’ambivalence entre deux pôles, entre violence et douceur, avec d’un côté l’action agressive du feu qui altère le matériau et de l’autre la prolifération noueuse sur les objets comme un pansement… » Une tension qui se retrouve entre les boîtes et les nouages ou combustions. Comme le souligne Paul Ardenne, « les boîtes se distinguent des nouages et des feux par la volonté de classement, le principe taxinomique qui en est peu ou prou à l’origine. L’aspiration moins qu’inconsciente au rangement, à l’ordre, contre la déperdition ».
De cette œuvre prolifique, l’institution française n’a pas encore pris toute la mesure. Ainsi, note Christian Jaccard avec humour, « il faut regretter la cécité de mes contemporains à l’égard de mon odyssée carbone jouxtant mon concept supranodal ». L’artiste déplore, par exemple, que pour l’exposition « 1975-1995 », qui présentait ensemble des « couples toiles-outils », le « concept supranodal », 159 dessins et les « boîtes à outils », aucune institution en France et en Europe n’ait été intéressée par le projet d’itinérance. C’est au Japon que l’exposition trouvera une résonance. Alors oui, bien sûr, en France, le travail de Christian Jaccard a acquis une certaine « notoriété », son œuvre a été exposée dans plusieurs musées et elle est présente dans les fonds de collections publiques. Mais il manque encore, reconnaît Maud Marron-Wojewodzki, « une grande rétrospective en France qui en révélerait toute la richesse ». Un manque de reconnaissance institutionnelle qui touche beaucoup d’artistes, « comme Bertrand Lavier, Jean-Pierre Raynaud ou Fred Forest… parce que français », note Paul Ardenne. Une cécité des contemporains qui n’a certes pas empêché l’artiste d’exister. « S’il souffre parfois du manque d’attention que le monde de l’art porte à son travail, Christian Jaccard ne lâche rien. Il sait rebondir », remarque Jean-Claude Mosconi. À l’atelier, il continue d’explorer « ce paradigme entre l’ignition et le concept supranodal ». Obsession qui recèle encore bien des secrets, tant pour l’artiste que pour le regardeur de ces mystérieuses transmutations de la matière.
De l’empreinte jusqu’au film
Le musée Fabre montre pour la première fois au public les œuvres de la donation Christian Jaccard, faite par l’artiste en 2021. Non exhaustif, cet ensemble d’une quarantaine d’œuvres couvre toutefois l’ensemble de sa carrière, de 1970 à 2017. Sculptures, installation, peintures, dessins et film permettent d’en saisir les grandes évolutions. Les débuts bien sûr, avec les premières empreintes de matériaux colorés mais aussi les premiers « couples toile-outil ». Puis des œuvres représentatives des grandes expérimentations amorcées dans les années 1980, comme le « concept supradonal », les « Anonymes calcinés » ou les grands polyptyques usant du rouge et du gel thermique qui crée à la surface des effets de matière singuliers. Dans l’atrium se déploie toute une série de grands formats, provenant de l’atelier de Saint-Jean-du-Gard et en lien avec les paysages cévenols, qui permettent de mettre en perspective les « nœuds sauvages » avec la sculpture. Tout comme un ensemble graphique important permet de mesurer les liens complémentaires entre peinture et dessin. En dehors des deux actes majeurs que sont la combustion et le nouage, qui ont fait la notoriété de l’artiste, cette exposition permet aussi de saisir un aspect moins connu du travail de Christian Jaccard : le film. Celui qui est ici diffusé, tableau éphémère en 12 séquences, capture plusieurs ignitions passagères tracées par l’artiste dans l’usine sucrière abandonnée de Grands-Bois, sur l’île de La Réunion, en 2005. Un bel ouvrage richement illustré est publié pour l’occasion, avec entre autres un entretien mené par la conservatrice Maud Marron-Wojewodski.
« Christian Jaccard, une collection »,
Musée Fabre, 39 boulevard Bonne Nouvelle, Montpellier (34), jusqu’au 21 avril.
Le catalogue de l’exposition :
« Christian Jaccard, une collection, »
Snoeck Gent, 120 p., 20 €.
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Christian Jaccard, le colosse obsessionnel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Christian Jaccard, le colosse obsessionnel