Fred Deux a partagé sa vie avec la graveuse Cécile Reims, qui nous fait entrevoir aujourd’hui le processus de création de cet immense dessinateur dont une rétrospective se prépare à Lyon.
Depuis l’enfance, Fred était un garçon très mal dans sa peau. Après la guerre, en 1948-1949, alors qu’il est employé comme manutentionnaire dans la librairie qui appartient à sa belle famille, Georgette Fouquet, qui travaille avec lui, lui fait découvrir la littérature. Il lit un premier texte de Cendrars, puis poursuit ses lectures par ordre alphabétique des auteurs, dont André Breton. C’est le Manifeste du surréalisme qui allume la première flamme chez Fred, jusqu’au jour où un client entre dans la librairie et lui passe commande d’un catalogue du MoMA sur un certain Paul Klee. Fred ne sait pas encore orthographier son nom, mais il commande le livre qui sera pour lui la véritable révélation artistique.
Il a été influencé au départ par Paul Klee. Les surréalistes qualifiaient même son travail de « kleepathologie ». Mais, c’est tout. Lorsque Fred a rencontré Brauner et Matta, lors de son exposition à la Galerie du Dragon en 1959, ces derniers l’ont invité à réaliser le lendemain un cadavre exquis avec eux… Fred a pris la fuite ! Le soir même, nous sommes rentrés à Lacoux ! Non pas pour fuir, mais parce qu’il ne se sentait pas à leur hauteur !
Toute sa vie Fred a eu le besoin de trouver sa propre voie. Un chemin qui n’a pas suivi un parcours logique, mais qui a, au contraire, été ponctué de ruptures. Il avait continuellement besoin, disait-il, de « se casser la main » ; que son travail ne devienne jamais, à l’inverse d’autres artistes, un savoir-faire ou, même, une habitude…
Nous n’étions pas collectionneurs. Un jour, nous avons exposé à Lacoux, où nous avions créé un centre d’art, les objets africains d’un copain qui vivait alors dans une HLM, et qui conservait sa collection dans des valises. Il s’agissait d’objets magnifiques. À la fin de l’exposition, cet ami a troqué certains objets contre des dessins de Fred. C’est comme cela que notre « collection » a commencé. Plus tard, je me suis aperçue que lors des périodes de pannes d’inspiration – Fred les vivait toujours de manière tragique –, les objets que je ramenais à la maison et que je sentais « chargés » l’aidaient à repartir.
Oui, c’est par hasard que Fred a commencé à parler dans un premier magnétophone, là encore au moment d’une « panne ». Celle-ci était arrivée après avoir présenté des nouveaux dessins à Daniel Cordier – sa série des Otages –, de fins dessins au crayon de petites cellules qui étaient aux antipodes des « monstres » qu’il dessinait avant. Cordier, qui n’a pas compris ces dessins, lui a dit qu’il se trompait de voie… Cela a été dramatique pour Fred, au point de le conduire à une attitude suicidaire. Il n’a ensuite plus rien dessiné, jusqu’à ce qu’un inconnu vienne un jour de 1962 le voir à Lacoux. L’homme avait lu La Gana et tenait absolument à rencontrer Fred. Ils se sont enfermés dans son atelier, ont discuté l’après-midi, puis l’homme est reparti. Une semaine après, Fred recevait de lui un colis contenant un magnétophone. Cela l’a d’abord amusé, puis Fred a enregistré deux cents heures d’un récit autobiographique jusqu’en 1995.
Sa vie a été une ascèse. Il travaillait tous les jours, comme s’il pointait à l’usine. Dessiner était un besoin. C’est pourquoi, quand l’inspiration ne lui venait pas, il se sentait congédié de lui-même… Nous ne partions jamais plus de trois jours à cause de cela. Nous n’avons d’ailleurs accompli que trois voyages dans notre vie, dont un en Tunisie, après avoir signé le « Manifeste des 121 » sur le droit à l’insoumission durant la guerre d’Algérie. Les insoumis nous avaient invités à Djerba pour deux mois ; nous étions de retour huit jours après…
Il avait deux manières de travailler : en dessinant directement au crayon ou à partir d’une tache. Pour les Autoportraits au crayon, par exemple, il n’existait aucune base préalable. Fred ne réalisait pas de croquis, il partait à l’aventure, se laissait guider. Pour les dessins en couleur, en revanche, Fred partait d’une tache qu’il avait préalablement réalisée. Il consacrait parfois plusieurs jours à les faire, et constituait ainsi ce qu’il appelait sa « réserve ». C’était un moment de plénitude, comme s’il faisait des provisions en prévision d’un voyage. Ensuite, lorsque les taches étaient sèches, il en choisissait une puis dessinait des petits traits qui n’avaient aucun sens avant de ranger, de nouveau, sa tache. Celle-ci constituait alors comme un appel pour aller vers des mondes qu’il ne connaissait pas encore…
Il leur donnait toujours un titre. Et puis, un jour, il s’est mis à écrire à côté de pratiquement chaque dessin.
J’ai rencontré Fred Deux en 1951, lors de mon retour de Jérusalem en France pour soigner ma tuberculose. J’avais prévu de repartir ; je ne pouvais pas rester en France après ce qu’il s’était passé pendant la guerre. Suite à une grave rechute tuberculeuse, j’ai dû me rendre en sanatorium. Fred m’a écrit tous les jours. Et ce sont ses lettres qui m’ont retenue à la vie. À l’époque, j’étais déjà en recherche d’absolu, mais je peux affirmer que, sans Fred, je me serais éparpillée. Avant notre rencontre, je ne me sentais qu’à moitié artiste, alors que Fred était un véritable artiste. Mais, grâce à lui, j’ai découvert cet absolu, l’art, que l’on n’atteint jamais, qui reste toujours devant soi. Et cela, c’est formidable. La vie a été parfois très dure, mais elle me convenait ainsi.
Je trouvais le thème des dessins de Bellmer un peu répétitif, mais son dessin était tellement sublime qu’il m’a aidée à avancer dans mon travail de gravure. Avec Fred, c’était différent : je choisissais, en accord avec lui, les dessins à graver. Je les choisissais en fonction de mes capacités, mais aussi en fonction de leur difficulté qui allait m’obliger à trouver de nouvelles solutions. Pour graver Fred, il me fallait parfois dévoyer le burin d’une manière inhabituelle, et cela, afin de toujours progresser dans le trait.
Il était très attaché au surréalisme pour la liberté qu’il lui avait apportée. Mais, à la fin de sa vie, il allait vers des lectures plus ésotériques, plus mystiques…
Laissez-moi vous raconter une anecdote ; quelques mois avant son décès, alors que nous étions à Paris, nous sommes allés visiter le Musée du quai Branly que nous ne connaissions pas encore. À un moment, Fred m’a dit : « Je m’en vais, je ne peux pas rester là. » Je lui ai demandé s’il se sentait bien ? Il m’a répondu, parlant des objets qui nous entouraient : « On leur a volé leur âme ! » Voilà qui était Fred.
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Cécile Reims : « Les lettres de Fred Deux m’ont retenue à la vie »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°704 du 1 septembre 2017, avec le titre suivant : "Les lettres de Fred Deux m’ont retenue à la vie"