Plongeant dans l’histoire humaine en usant de tous les médias, l’artiste franco-new-yorkaise expose une œuvre marquée par la quête comme par les impasses de l’anthropologie.
Camille Henrot aime bien les objets qui circulent et les personnages qui ne sont pas tout à fait leur place. Désormais installée à New York, émaillant sa conversation d’anglicismes, cette artiste est davantage reconnue à l’étranger qu’en France, alors même qu’elle est représentée par un galeriste aussi en vue que Kamel Mennour. Elle a exposé à Manhattan, Baltimore, La Nouvelle-Orléans, Washington, Toronto, Londres, a reçu le Lion d’argent (destiné au jeune artiste le plus prometteur) à la 55e Biennale de Venise, en 2013, et doit au New-Yorkais Okwui Enwezor d’avoir été invitée à la Triennale de Paris en 2012.
L’atmosphère new-yorkaise, en phase avec la part d’entropie qui irrigue son œuvre, a fini de la conquérir. Elle dit « avoir besoin du désordre propre aux ports comme New York ou Bombay ». « Je ne pourrais vivre dans une cité bien rangée comme Berlin, confie-t-elle, New York est une cité encore un peu sauvage, une ville hétérogène, toujours en construction. »
C’est sous le soleil de Rome qu’on l’a retrouvée cet été, où elle a investi le palais de la Fondation Memmo. Elle a envahi la cour et les salles, posant des bronzes évoquant les formes de Moore ou de Picasso entre des êtres hybrides peints de couleurs légères a fresco sur le marmorino. Elle en a ensuite gratté des parties, selon la technique du sgraffito. « J’ai besoin de répéter ces gestes très physiques, de revenir à un geste artisanal, de repasser par la racine de la fabrication d’une œuvre. J’aime l’idée d’une exposition modeste, réaliser des enveloppes. J’aimerais toujours garder mes expositions ! »
Compulsion
De Rome, de son atmosphère, des diacres croisés dans la rue, de l’art baroque aussi, elle a rapporté une patte de lion évoquant ce « désir un peu grotesque du grandiose », un diablotin ou un prophète doté d’une paire de seins, près de chasubles accrochées à un portemanteau… Des cloches bouddhiques aussi, tout comme elle a utilisé un large pinceau plat pour tracer une bande continue de pigments japonais le long des murs. Son dessin est littéral, très direct, aux formes un peu naïves ; elle aime voir des enfants grimper sur l’une de ses statues en bronze.
Camille Henrot a une pensée acérée, brillante, d’où s’envolent de petites bulles de verre, un propos littéraire très inspirant, qui instillent un semblant d’ordre à ses balades dans l’environnement naturel et humain. Dans la Ville sainte, elle a voulu parler non du dimanche mais du lendemain. En parlant de cette exposition intitulée « Monday », de son œuvre en général, elle déroule un discours savant, évoquant le rythme des prières, la ritualisation de la fonction du temps, l’introspection propre à cette première journée de la semaine. Pour elle, le « lundi, c’est le jour de la semi-mélancolie ; c’est le jour où Proust ou Joyce restent dans leur lit à essayer d’écrire…, c’est un peu l’état de l’artiste ». Dans une salle, elle a installé son « zoetrope », un manège de la vie dans lequel des cigarettes apparaissent et disparaissent sous un éclair stroboscopique. Le lundi, c’est aussi pour elle la tristesse d’un texto qui ne viendra peut-être jamais, un courriel qui ne part pas. Ainsi a-t-elle rapproché la manipulation de l’Internet de la perversion de l’autorité patriarcale.
La compulsion, la vulnérabilité, l’angoisse, le difficile accord avec son temps ponctuent l’œuvre prolifique de Camille Henrot, pour laquelle elle a usé du dessin, de la peinture, de la sculpture, de la photographie, de la vidéo, et encore de la musique avec son ami Joakim.
De son histoire personnelle, elle parle peu, attendant d’être vue et jugée sur sa création. Elle a passé son enfance à lire et dessiner, incitée par une mère qui était artiste graveur. Elle a pratiqué la danse et entame souvent sa journée par des exercices de gymnastique. Il n’est pas difficile de l’imaginer passer une bonne partie de son temps plongée dans les livres – cette forme d’équilibre précaire trouvée dans le retrait, en réaction à l’oppression du temps, autre motif récurrent chez elle. Ses compétences techniques, elle les a acquises à l’École nationale supérieure des arts appliqués, à Paris, avant de travailler dans la publicité, expérimentant la vidéo, le clip, l’animation. Sa rencontre en 2001 avec Pierre Huyghe, dont elle a été brièvement l’assistante, l’a incitée à choisir la voie artistique. Elle a commencé par gratter des pellicules, faisant ressortir des silhouettes de fantômes cannibales. Elle a passé du feutre noir sur des images pornographiques. Elle a collé des cheveux pour dessiner des chevaux.
Une « artiste-monde »
Exploratrice de nouveaux territoires, Camille Henrot a cherché l’inspiration à travers le monde en jouant de manière simple et directe sur le mode conceptuel. Elle a noué en un huit horizontal (∞, l’unicode de l’infini) deux lances à incendie, pour évoquer un « tevau » mélanésien de l’archipel Santa Cruz, une monnaie double en fibre décorée de plumes marquant les échanges dans des événements comme le mariage. Elle a moulé dans le plâtre des sacs plastique rapportés de Saqqarah ; elle a associé des estampes de propagande de l’expédition napoléonienne en Égypte avec des pièces de monnaie, pour évoquer le revers de la médaille. Elle a repris des pneus de camion et de vélo pour représenter la grande Couronne de lumière néogothique conçue en 1845 par Viollet-le-Duc, qui fit scandale quand il l’accrocha à Notre-Dame de Paris.
Pour parler des espèces menacées, elle a récupéré des bouts en caoutchouc de voitures disparues portant un nom d’animal sauvage (Mustang, Tigra…) et a reconstruit des masques Bambara. Elle a aussi découpé des motifs celtes ou polynésiens dans les ailes d’un Falcon, que l’on suppose faisant allusion au culte du cargo. Elle aime raconter l’histoire dans l’histoire, comme lorsqu’elle expose des images de silex taillés tirées d’un livre sur la préhistoire, ouvrage acheté sur eBay qui avait été volé à la bibliothèque de Jussieu en mai 1968. Ou qu’elle photographie des objets collectés au marché aux voleurs de Belleville recouverts de goudron. Elle les dénomme « Objets augmentés ». Dans cette polysémie, on ne s’étonne pas de trouver le nom de Georges Perec, attaché à une mystérieuse carte maritime mélanésienne mentionnée dans La Vie mode d’emploi (1978), et dont Camille Henrot a refait le dessin en radiateur, une autre grille à travers laquelle deviner la réalité. Elle a affiché son propos hyper-littéraire dans une installation remarquée, retranscrivant 130 livres en langage des fleurs et du plastique, d’après les codes des bouquets de l’ikebana (Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ?, 2012).
Déjà inscrite en pointillé dans ses collectes, sa passion pour l’anthropologie a gagné sa production. Pour la galerie Chisenhale à Londres, elle a créé The Pale Fox, une installation composée de 400 dessins, photographies, sculptures et objets glanés sur eBay, disposés sur un fond qui fait penser au Mur de fétiches d’André Breton. Le titre fait référence au « renard pâle », l’animal divin que l’anthropologue Marcel Griaule avait repris du récit d’un Dogon (depuis, la scientificité de ce mythe a été contestée). Pour elle, cet entassement est comme la manifestation de la « curiosité maladive, cette envie irrépressible d’agir sur les choses, de poursuivre des buts, de réaliser des actions dont les conséquences finissent immanquablement par se retourner contre leur auteur ».
Pour le New Museum of Art de La Nouvelle-Orléans, elle a filmé une tribu indienne matriarcale de Floride, les Houmas, qui, rétifs au monde anglophone, parlent une langue mêlée de dialecte et de vieux français, et dont l’environnement est menacé par la montée du niveau des océans. Elle a associé leur sort à un conte celte que lui racontait sa grand-mère en Bretagne, liée au mythe de l’Atlantide, celui d’une cité engloutie par les flots quand la fille du roi exprime son désir à des étrangers. Dans ses recherches, Camille Henrot s’est aperçue que, à l’origine, cette légende relatait en fait la résistance d’une jeune fille à la disparition de la culture celte devant la christianisation. Elle avait été réécrite au XIXe siècle en retournant la faute sur les femmes. L’artiste y a retrouvé ce paradoxe d’une culture menacée par l’assimilation, tout en relevant que, si les Houmas avaient pu survivre, ils le devaient aussi au métissage. « Elle est l’une des rares artistes à avoir une pensée globale, capable d’inclure une vision du monde très ancienne dans une création contemporaine, témoigne Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo. Elle est capable d’élargir le spectre de l’art contemporain, en plongeant dans une exploration quasiment ontologique de l’humain, de ses rapports avec l’animal, de ses rituels et de l’épreuve de soi. Pour moi, elle est une artiste-monde. »
« La vie c’est le désordre »
Son grand succès, elle le doit à Grosse fatigue, la vidéo qui lui valut le Lion d’argent, et pour laquelle elle a passé trois mois en résidence d’artiste à la Smithsonian Institution à Washington. Elle a conçu ce récit, au montage remarquablement efficace scandé par des fenêtres apparaissant et disparaissant sur l’écran au rythme de la musique de Joakim, comme une « histoire de l’univers en treize minutes, racontée par un écran d’ordinateur ». Saisissant au vol le mot « fatigue », dans le sens américain du terme, elle s’est inspirée dans cette succession de vues des écrits ethnologiques, des mythologies amérindiennes et Yoruba et des croyances bouddhistes ou shintoïstes. Grosse fatigue est un aperçu de la quête sans fin née de la folle volonté du XVIIIe de classer le vivant. « La Smithsonian est un inventaire encyclopédique, raconte-t-elle, un univers dans lequel tout se veut sous contrôle. Or, la vie c’est le désordre. » Le film s’ouvre par une citation de Louis Lambert, le héros de Balzac emporté par le Traité des volontés qu’il ne pourra jamais achever. Une conservatrice au Muséum d’histoire naturelle de la Smithsonian, Sandra Raredon, a ainsi confié à Camille Henrot que, même dans le cas où elle leur consacrerait sa vie entière, elle ne pourrait inventorier qu’une minuscule fraction des 540 000 spécimens de poissons de sa collection, lesquels ne représentent qu’une petite minorité des espèces vivants dans les océans.
Camille Henrot cite le paradoxe du cœlocanthe, un poisson préhistorique qui a été collecté par un scientifique quand il a été miraculeusement découvert dans l’eau. Paraphrasant Jacques Derrida, elle dit : « En se donnant le droit de nommer l’animal, l’homme s’octroie le droit de le tuer. Ces compilations encyclopédiques ont été montées sous le règne du vivant et de la mort. » Paradoxalement, l’œuvre pour laquelle elle est le plus connue est aussi la plus léchée, policée et ordonnée. Mais elle formule l’espoir que son travail parvienne à exprimer, au-delà des capacités illimitées de l’imaginaire, « le doute fondamental qui préside à toute reconstitution ».
1978 : Naissance à Paris.
2001 : Assistante de Pierre Huyghe, quitte le monde de la publicité.
2013 : Résidence à la Smithsonian, pour la vidéo Grosse fatigue, qui décroche le Lion d’argent à la 55e Biennale de Venise.
2014 : The Pale Fox, création à la galerie Chisenhale, Londres. Obtient le Prix Nam June Paik(Kunststiftung NRW, fondation artistique de Rhénanie-du-Nord).
2015 : Lauréate du premier Edvard Munch Art Award(Munch Museum, Oslo).
2016 : Exposition « Monday », Fundazione Memmo, Rome.
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Camille Henrot - artiste
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°464 du 30 septembre 2016, avec le titre suivant : Camille Henrot - artiste