Portrait

Bertrand Julien-Laferrière, collectionneur mécène

L’homme d’affaires collectionne en famille et veut marier art et entreprise. Portrait d’un homme dans son siècle

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 11 mai 2011 - 1383 mots

Homme d’affaires et collectionneur, Bertrand Julien-Laferrière veut promouvoir l’art dans l’entreprise.

Énergique, rapide et efficace, Bertrand Julien-Laferrière est un homme d’affaires qui va droit au but. « Avec lui, il n’y a pas de problèmes, mais des solutions », souligne le galeriste parisien Michel Rein. Cette mécanique intellectuelle aborde l’art contemporain de manière tout aussi directe et spontanée. Avec sa femme, Catherine, ils ont sauté dans le chaudron de la collection, sans pour autant succomber aux excès de la mondanité. Préférant la chasse et la campagne au jeu social, le directeur de la Société foncière lyonnaise sait préserver une saine distance. « Bertrand et Catherine sont de très beaux êtres humains, investis, engagés, entiers, estime l’artiste Orlan. Ce ne sont pas des touristes de l’art. Ce n’est pas de l’apparat, mais du vrai de vrai, des gens sur qui l’on peut compter. » 

Produit des grandes écoles
 
Né dans une famille de hauts fonctionnaires, Bertrand Julien-Laferrière est un pur produit des grandes écoles, de Centrale à l’Insead (Institut européen d’administration des affaires) en passant par l’université de Berkeley, en Californie. Ce spécialiste du génie civil sera vite remarqué par l’architecte espagnol Ricardo Bofill. Recruté en 1984, il participera pendant neuf ans au développement de l’agence. « Ricardo avait une fascination pour les ingénieurs issus des grandes écoles françaises, et notamment pour les centraliens, car il y voyait le concentré de l’intelligence française capable de manier les concepts et d’organiser les choses, relate Pablo Bofill, fils et collaborateur de l’architecte. Bertrand a été l’artisan du développement de l’atelier, de son internationalisation, de la mise en place de la première agence en Europe à être capable d’intervenir aussi bien aux Pays-Bas qu’au Maroc, au Japon et aux États-Unis. » Bertrand Julien-Laferrière sera ainsi aux premières loges de l’explosion architecturale en Europe et dans le monde. Malgré un contexte d’une complexité extrême, il permet l’ouverture du marché Saint-Honoré à Paris. 
« Bertrand va vite, il analyse les situations dans leur globalité et aime bien gérer la complexité, poursuit Pablo Bofill. Il peut traiter dans le même temps la vision conceptuelle et la planification de la mise en œuvre, c’est une qualité rare que de trouver ce double talent chez une même personne. Il est aussi très tenace, déterminé, il ne lâche jamais prise quand il pense que le sujet en vaut la peine, mais il sait aussi être pragmatique et rendre les choses possibles. » 

Son intérêt pour l’architecture se conforte lorsqu’il occupe les fonctions de directeur de la construction au sein du groupe Accor, puis devient membre du comité de direction générale du Club Med. À Unibail, il collaborera avec des professionnels aussi différents les uns des autres qu’Herzog & de Meuron, Jean-Michel Wilmotte ou Christian de Portzamparc. L’homme n’est visiblement pas rattaché à une école en particulier, même s’il apprécie tout particulièrement les architectes japonais comme Tadao Ando ou Kengo Kuma. « Je pense qu’il est plutôt intéressé par l’approche conceptuelle de l’architecture que par des questions esthétiques à proprement parler », note Pablo Bofill. Parallèlement à son activité professionnelle, Bertrand Julien-Laferrière s’est fait fort de défendre le travail photographique de son arrière-grand-père maternel, Félix Thiollier (1842-1914). Adolescent, il plongera trois étés durant dans les albums. Au décès de sa grand-mère, il récupère le fonds en se donnant une mission : le promouvoir auprès des musées. « J’ai perçu cela comme une responsabilité, rappelle-t-il. Je l’ai fait de manière très déterminée, presque obsessionnelle, avec la certitude que ces œuvres sont importantes et qu’il faut les faire exister. » Le volontarisme paye puisqu’il réussira à susciter l’intérêt du MoMA, à New York. En 1996, Bernard Ceysson organisera une exposition au Musée d’art moderne de Saint-Étienne. Bertrand Julien-Laferrière réussira même à convaincre le Musée d’Orsay, lequel achètera des clichés avant de recevoir une donation en 2007. Un accrochage serait même dans les tuyaux pour fin 2012. Au terme de près de 5 000 courriels échangés avec les musées japonais, il a programmé deux expositions, l’une en mai au Setagaya Art Museum à Tokyo, la seconde à l’automne au Yamanashi Prefectural Museum. 

Commanditaire

C’est avec le même côté family man qu’il a commencé à s’intéresser à l’art actuel. « Il a une démarche d’art contemporain qui n’est pas solitaire, mais engagé avec sa femme et ses filles, insiste Michel Rein. Ils n’ont pas envie d’acheter des objets, mais des bouts d’une histoire, d’une aventure. » Un portrait de la famille par Thierry Arditti occupe d’ailleurs un mur du salon. 
L’initiation commence il y a quinze ans avec son cousin, Alain Julien-Laferrière, directeur du Centre de création contemporaine de Tours. D’Orlan à Roman Opalka en passant par Jean-Pierre Bertrand, les choix esthétiques du couple penchent plutôt du côté des mythologies individuelles et des figures singulières hors mode. « Bertrand n’achète pas par calcul, un comble pour un centralien, s’amuse le galeriste Jérôme Poggi, lui-même centralien. Il achète par plaisir, avec les yeux et la tête, mais très spontanément. » Il a ainsi passé plusieurs commandes pour son appartement, en demandant à Barthélémy Togo de réaliser des vitraux pour la cuisine, ou en confiant à Fabien Verschaere le soin de revisiter le piano des enfants. L’initiative des commanditaires est d’autant plus louable qu’ils pourraient difficilement revendre de telles œuvres si d’aventure ils songeaient à déménager… Bertrand Julien-Laferrière ne se sent pas pour autant l’âme d’un collectionneur. « Catherine est beaucoup plus intuitive, intéressée par l’artiste, son travail. Moi je suis plus raisonné, cartésien, intéressé par les systèmes, déclare-t-il. Catherine est vraiment collectionneuse, moi non, je peux me passer d’une œuvre. »

Il ne peut en revanche se passer de l’art, puisqu’il va jusqu’à l’intégrer dans ses projets professionnels. « Ce n’est pas du mécénat, mais plutôt l’idée de donner du sens à ce qu’on fait, affirme-t-il. Dans le management, il est essentiel de faire comprendre aux équipes qu’elles doivent fonctionner avec des visions différentes. » Ainsi au Club Med, il avait envisagé de créer un « musée du land art », une idée avortée. En revanche, lors de son passage par Unibail, il fait intervenir l’artiste Felice Varini dans un centre commercial à Dijon. Voilà deux ans, il demande à Jean-Pierre Bertrand de taquiner la façade de l’hôtel Hilton au Cnit de Paris-La Défense.  

Message aux centraliens
De même, avant la rénovation d’un immeuble des années 1930 situé entre le pont de Saint-Cloud et celui de Sèvres, bâtiment appartenant à la Foncière Lyonnaise, il a décidé de jouer sur la mémoire du lieu en invitant du 18 au 20 mai Per Barclay et Alain Bublex. Le premier prévoit une chambre d’huile dans un espace de 1 500 m2, tandis que le second interviendra dans une maisonnette située à proximité. Bertand Julien-Laferrière compte prendre cet événement comme point de départ d’une collection de photographies, la Foncière lyonnaise passant chaque année commande à un plasticien. « Il est très curieux de comprendre comment un artiste peut avoir autant de rigueur avec une apparence si peu rationnelle, observe Alain Julien-Laferrière. Ce qu’il aime chez les créateurs, c’est l’exigence, la part de risque contre toute logique économique. »
Une approche qu’il essaye de transmettre au sein de l’Association des centraliens. « À Centrale, les sciences humaines mériteraient d’être développées. On forge beaucoup les jeunes avec des idées théoriques et formatées alors que le monde est beaucoup plus complexe. Ce qui compte, c’est la capacité de s’adapter et de changer. La vision culturelle, l’art, permettent de se remettre en cause en permanence », insiste-t-il. « Je me souviens d’avoir emmené mes étudiants de Centrale chez Bertrand, indique Jérôme Poggi. Il nous a reçus trois heures durant, expliquant chaque œuvre avec une précision déconcertante, disant également non seulement l’intérêt mais l’importance, voire la nécessité pour un centralien et un dirigeant d’entreprise de s’intéresser à l’art contemporain. » Il pousse le message encore plus loin, en acceptant d’être mécène de la première photographie de promotion commandée à Jean-Marc Bustamante. Exposée dans la nouvelle Maison des centraliens, sise sur les Champs-Élysées, cette œuvre viendra inaugurer une toute nouvelle collection d’art contemporain débutée au sein de l’École. Le prosélytisme porte ses fruits. 

Bertrand Julien-Laferrière en dates

1958 Naissance à Saint-Étienne.

1984 Rejoint l’agence Ricardo Bofill.

2007 Président d’Unibail-Rodamco Developpement

2010 Directeur général de la Société foncière lyonnaise.

2011 Projet « Mémoire d’artiste » avec Alain Bublex et Per Barclay.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°347 du 13 mai 2011, avec le titre suivant : Bertrand Julien-Laferrière, collectionneur mécène

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