Cet artiste en vue, qui ne dessine pas, ne sculpte pas, développe des formes autrement qu’avec la main et parvient, grâce à la chimie, à renouveler le genre du paysage.
À Lens, les terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle sculptent à l’horizon l’unique relief d’un paysage uniformément plat, et signalent à l’habitant comme au visiteur la minéralité du sous-sol local. « Ce territoire chimique », selon les termes de Pascale Pronnier, responsable des programmations artistiques au Fresnoy, était sans doute fait pour accueillir Hicham Berrada. C’est d’ailleurs parce que sa démarche a quelque affinité avec le paysage lensois que l’artiste franco-marocain a été désigné il y a un an pour succéder à Lucas Arruda dans la résidence ouverte par Pinault Collection dans la ville en 2015. « Quand je suis arrivée à Lens, j’ai été frappée par la question du sol et du charbon, à l’intersection du monde organique et inorganique, rapporte Marie Lavandier, directrice du Louvre-Lens. Lorsque Le Fresnoy a proposé d’y accueillir Hicham Berrada, j’ai trouvé ça formidable, car son travail a connu une belle ascension ces dernières années et offrait un merveilleux écho au territoire. »
Dans l’ancien presbytère restauré par Pinault Collection et l’atelier attenant dessiné par NeM architectes, le jeune homme poursuit un travail subtil, entre rigueur et intuition, science et poésie. Un travail sans doute en germe dès son enfance à Casablanca dans une famille de scientifiques, et qui lui a valu de devenir, à 33 ans, l’un des artistes les plus convoités du moment, en témoignent sa récente exposition à la Galerie Kamel Mennour et sa présence dans la prestigieuse collection Pinault. Lors de sa résidence dans le bassin minier, le jeune homme a aussi conçu la plupart des œuvres qui occuperont à partir du 19 juin le Pavillon de verre du Louvre-Lens. Ses Augures mathématiques, ses Présages ou ses Kéromancies y offriront une série de résonances entre intérieur et extérieur, entre microcosme et macrocosme, et viendront révéler la nature chimique de l’environnement lensois. Placée dans le prolongement de la galerie du temps, l’exposition – première du genre pour l’institution qui s’ouvre ainsi pleinement à l’art contemporain – suggère aussi la continuité du travail d’Hicham Berrada avec l’histoire de l’art. S’il est souvent campé en « artiste numérique » et en « artiste laborantin » affairé à transposer dans le champ des arts les protocoles de la science, le jeune homme inscrit en effet ses recherches dans la lignée de divers genres artistiques, à commencer par le paysage.
Activer la nature
Hicham Berrada appréhende celui-ci dans sa dimension matérielle et chimique, mais aussi dans toute son épaisseur temporelle. « J’essaie de montrer une nature en mouvement », explique-t-il. D’où l’attrait de l’artiste pour la vidéo, à laquelle il s’est formé successivement à Olivier de Serres, aux Beaux-Arts de Paris et au Fresnoy : « Je me suis doucement orienté vers elle, car elle me paraissait à même de montrer des transformations, des choses en mutation. Le film permet aussi de faire un geste dans le réel, de l’enregistrer le plus fidèlement possible. Avec vingt-cinq images par seconde, il est ce qui se rapproche le mieux de l’écoulement du temps tel qu’on le connaît. » Hicham Berrada n’est pas pour autant vidéaste, et il sollicite un grand nombre de médiums, de la sculpture à la performance, en passant par la modélisation 3D. Son travail aborde le réel et sa matérialité, bien plus que ses représentations. « Je développe des formes, mais jamais avec la main, explique-t-il. Je ne dessine pas, je ne sculpte pas. Ce qui me surprend dans les formes, c’est cette élégance qu’on trouve dans la nature. La reproduire ne m’intéresse pas : je trouve plus intéressant de l’activer. » Approcher la nature et le genre du paysage revient ainsi pour l’artiste à transformer un milieu donné pour y faire advenir des métamorphoses. « Ce qui fait sa singularité, explique Pascale Pronnier, c’est qu’à la différence des artistes illustrant les théories scientifiques, lui les active, il ne les illustre pas. » De fait, Hicham Berrada ne crée pas de formes stricto sensu : il les fait advenir par un savant dosage chimique ou numérique et divers procédés – de chauffage, de saupoudrage, de brassage, etc. « Je sculpte l’environnement en en modifiant les paramètres et les conditions physiques, chimiques ou météorologiques », résume-t-il.
Naissance et mort des formes
Chez Hicham Berrada, ces activations servent un questionnement, omniprésent dans son travail, sur l’origine et le devenir du monde. « Ce n’est pas la forme en soi qui m’intéresse, explique Hicham Berrada, mais comment elle le devient, et ce qu’elle sera après. » Son œuvre se déploie ainsi entre morphogénèse (entendue comme naissance des formes) et entropie (soit la manière dont elles tendent vers l’informe). D’un côté, l’artiste soumet la matière à divers processus d’altération. De cette démarche, Masse et Martyr, présenté dans l’exposition « 74 803 jours » à l’abbaye de Maubuisson en 2017-2018, est emblématique : ce paysage chimique, créé dans un vaste aquarium, montrait l’oxydation en accéléré, par électrolyse, de deux formes en bronze. De l’autre, il cherche à cerner la façon dont des formes évoluent et s’auto-organisent. Les Présages, série au long cours où l’artiste mêle film, installation et performance, sont de cette veine-là. De même, dans « Le rêve des formes » au Palais de Tokyo (2017), Hicham Berrada recréait avec Sylvain Courrech et Simon de Dreuille une dune miniature – exemple presque canonique de « structure dissipative » capable d’un mouvement continu, à l’opposé des constructions humaines vouées à la ruine et à l’érosion. Dans ses derniers travaux, il recourt aussi à la photogrammétrie pour soumettre divers objets 3D (dont un cactus qui trône dans son atelier) aux principes d’évolution d’autres formes (nuages, coraux, racines…) : naissent ainsi des figures hybrides, générées par un algorithme, qui n’ont aucun équivalent réel mais obéissent à des lois d’organisation à l’œuvre dans la nature. « Je cherche à voir ce que la loterie de l’évolution pourrait créer sur des temps géologiques qui dépassent l’humain », explique-t-il.
Le temps à l’œuvre
L’intérêt qu’Hicham Berrada porte à ce double mouvement de morphogénèse et d’entropie, d’apparition et de disparition, dévoile ainsi le temps comme fil conducteur de ses travaux. Parfois, il l’étire, comme dans certains Présages, où il cherche à ménager des effets de ralenti. Parfois il l’accélère : dans l’exposition « 74 803 jours », il ramassait en trois minutes et quarante secondes la course du soleil sur une journée entière à travers les vitraux de la salle des religieuses. Parfois encore, il le suspend et le fige. Toujours à Maubuisson, il recréait un « jardin inaltérable » à l’abri de toute dégradation temporelle. Pour ce faire, il recourait aussi bien à un algorithme projetant une « rivière mathématique » en perpétuel mouvement qu’à des feuilles d’or, métal inoxydable, et à une lampe UV bactéricide chargée de protéger la végétation de tout micro-organisme. Le visiteur y pénétrait comme dans une chambre stérile. À le voir forcer la nature et la soumettre à diverses contraintes – accélérer l’éclosion d’une fleur de pissenlit à l’aide d’un projecteur de cinéma (Bloom, 2012), intervertir le jour et la nuit dans Mesk Ellil–, on suspecte chez Hicham Berrada un artiste démiurge, quand bien même l’homme serait aux antipodes de cette image, avec sa discrétion et sa délicatesse. Mais sa relation à la nature nous confronte aussi à un temps d’épaisseur géologique, qui nous déborde et nous échappe. La série des Arches, qu’il initie lors de sa deuxième année au Fresnoy, cherchait par exemple à reconstituer dans d’immenses cubes en acier des mondes autonomes, virtuellement infinis, où étaient enfermés tous les éléments nécessaires à l’apparition de la vie, plus quelques particules de plastique. L’œuvre s’inspirait de l’expérience menée en 1953 par Stanley Miller visant à reproduire le milieu chimique terrestre tel qu’il était il y a quinze milliards d’années, quand naquirent les premières formes vivantes.
Dans Champ de pyrites (2011), l’artiste déversait 300 kg de souffre à même le sol d’une pâture pour activer une réaction chimique dont l’issue pourrait être la formation d’une grotte… dans 25 000 ans. « C’est une sorte de capsule temporelle à contresens, écrit-il dans le catalogue de l’exposition « 74 803 jours » : une action volontairement faite pour laisser une trace dans un futur lointain, mais une trace indétectable, qui ne portera pas d’indices sur son caractère intentionnel ni même sur son origine humaine. » Derrière l’entreprise démiurgique se dévoile alors une tout autre ambition : celle de projeter le spectateur dans un monde qui existerait hors de lui, sans lui – un monde pré et post-humain. Cette manière de confronter notre possible disparition à la pérennité de certains systèmes naturels est riche d’échos, et consonne avec les notions si contemporaines d’anthropocène et d’effondrement…
Métaphysique du microcosme
Composante incontournable de toute expérience scientifique – « On peut agir sur quantité de paramètres, mais pas sur le temps », note l’artiste –, le temps devient aussi un moyen d’influer sur les perceptions et la sensibilité du public, et d’instiller matière à réflexion et à rêverie dans le spectacle des formes en mouvement. D’où la volonté, chez Hicham Berrada, d’exercer sa démarche de préférence en milieu clos (bécher, aquarium, terrarium ou programme informatique). Quel que soit le médium choisi, l’artiste crée des microcosmes : « J’aime l’idée de petit monde clos », explique-t-il. Il n’entre pas seulement là l’héritage de la démarche scientifique, qui consiste selon l’artiste à « extraire un objet de son milieu naturel dans l’intention de mieux le connaître. » Ni celui de l’histoire de l’art et du cadre pictural, cette supposée « fenêtre ouverte sur le monde ». Cette volonté d’enclore le monde et la nature dans un cadre délimité se donne aussi pour but d’ouvrir le spectateur à des dispositions méditatives. « Ces mondes clos créent une ambiance particulière, explique l’artiste. J’aime les installations qui poussent les gens à chuchoter, comme dans une bibliothèque. »
Caroline Bourgeois, commissaire d’exposition et conseillère de François Pinault, note, elle aussi, cette qualité particulière : « Le travail d’Hicham Berrada sur le temps permet de respirer. On regarde ses œuvres avec beaucoup plus de réflexion et d’attention. »
On touche là à une autre caractéristique, largement passée inaperçue, du travail de l’artiste : sa dimension spirituelle. « Hicham est entre deux cultures, et en parle peu, décrit Marie Lavandier. Son rapport au chamanisme, au spirituel, à la divination se traduit pourtant dans sa façon de donner une place à la matière, au hasard, d’accepter de ne pas tout savoir. » En contemplant ses œuvres, ce mélange de science et d’intuition, on pense bien sûr à l’alchimie, qui ancre précisément la transmutation des métaux dans une quête d’éternité. Mais cet étirement du temps et cette propension à outrepasser les limites matérielles innervent plus largement toutes les spiritualités. Sur la question, Hicham Berrada reste pourtant prudent, discret. Comme pour mieux ménager une part d’énigme dans un travail dont l’épaisseur et la richesse n’épuisent jamais tout à fait le sens.
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Berrada Hicham, du laboratoire à l’éternité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : Berrada Hicham, du laboratoire à l’éternité