En parcourant l’exposition « Gakona » au Palais de Tokyo, le visiteur reconnaît sa condition de cobaye dans un monde qui ne cesse de tester les limites de la nature.
PARIS - Le titre emprunté à une bourgade perdue en Alaska, comme dans un polar à l’américaine, voudrait-il avertir le visiteur que tout ceci n’est que fiction ? « Gakona » réunit au Palais de Tokyo quatre expositions personnelles de Laurent Grasso, Roman Signer, Ceal Floyer et Micol Assaël. Le parcours semi-désertique souligne une esthétique du « presque rien » : des parapluies, une table, des chaises dans les œuvres de Roman Signer ; un projecteur de diapositives inerte au fond de la salle dédiée à Ceal Floyer. Ce minimalisme trompeur déplace l’expérience esthétique de l’objet à l’espace − et au temps − qui s’installe entre les œuvres. S’il se passe quelque chose, c’est dans l’immatériel des phénomènes, à l’instar de ceux qui troublent l’apparente banalité de Gakona. Car l’histoire est inspirée de faits réels : le village abrite la base de recherche américaine HAARP (High-frequency Active Auroral Research Program), une forêt d’antennes de vingt mètres de hauteur – ici modélisée dans l’installation de Laurent Grasso –, où s’échangent des ondes radio à très haute fréquence tandis que se fabrique la rumeur. Le projet qui mobilise des moyens financiers et scientifiques extraordinaires éveille en effet les soupçons et l’inquiétude de l’opinion publique. Pure expérience scientifique selon l’US Army, les stimulations de l’ionosphère ayant cours à Gakona seraient, selon certains, responsables de dérèglements climatiques et capables d’influencer le comportement humain, voire de détruire des avions en plein vol.
Attente paranoïaque
Assourdi par l’éclair électrostatique surgi entre les pointes des parapluies de Signer, le public de « Gakona » comprend qu’il est le cobaye d’une expérience. Prévenu du danger encouru (il signe une décharge) en traversant l’installation hyperionisée de Micol Assaël qui réhabilite les recherches oubliées du scientifique russe Alexander Chizhevsky, il devient au pied levé le sujet de l’œuvre. Transposition esthétique du citoyen désinformé et suspicieux à l’égard des puissances aveugles qui le surveillent, tout se joue pour le visiteur dans l’appréciation du vide, entre les antennes de Grass ou le You et le Me chantés par Elvis Presley, seuls mots à n’avoir pas été effacés sur la bande (Love me tender). Sans pouvoir de contrôle sur les événements − nargué qu’il est par la projection diapositive d’un interrupteur sur le mur (Ceal Floyer) −, maintenu dans l’attente paranoïaque d’un événement imminent, pourrait-il se contenter de jouer à se faire peur ? Une tentation régressive que le Palais de Tokyo se plaît à titiller depuis l’exposition « Superdome » et son armée de Dark Vador en guise de comité d’accueil (Fabien Giraud et Raphaël Siboni). Ici, l’appréhension ambivalente du futur, entre la fascination du progrès et la hantise du désastre, est expiée dans l’activation d’un imaginaire adolescent. Cet univers transforme les antennes de Gakona en un mode de communication extraterrestre, réveille une passion des sciences occultes devant la table en lévitation de Signer, ou électrise les extrémités des doigts comme pour nous doter des pouvoirs du super-héros Marvel (Chizhevsky Lessons). Mais cet état anti-méditatif, suscité par l’implication obligatoire du spectateur dans l’œuvre, n’a-t-il d’autre fin critique que de lui faire subir l’angoisse des habitants de Gakona ? La redondance dans l’œuvre de Grasso donne un indice du dédoublement allégorique du réel qui s’opère ici. En effet, la forêt d’antennes qu’il propose en préambule de cette immersion dans un champ fictionnel n’est que la reproduction d’un paysage réel. À l’heure où le réel dépasse la fiction, où la rumeur fabrique l’information, ce qui se passe dans le temps et l’espace de l’exposition pourrait n’être que la pâle réplique de ce qui se joue dehors, continuellement [« On air (Ça tourne), signale le panneau lumineux de Ceal Floyer à l’entrée du bâtiment].
La rencontre de l’art et de la science, des intérêts esthétiques et des préoccupations pragmatiques, démontre dans les œuvres de l’exposition « Gakona » son potentiel critique. L’intrusion de la réalité scientifique dans l’œuvre ouvre un passage qui permet l’aller-retour entre le réel et la représentation : pris dans les filets (électriques) de « Gakona », le visiteur reconnaît sa condition de cobaye dans un monde qui ne cesse de tester les limites de la nature. Il peut aussi se poser doublement la question : « Qu’est-ce qu’on est en train de me faire ? »
GAKONA, jusqu’au 3 mai, Palais de Tokyo, 13, av. du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 47 23 54 01, tlj sauf lundi midi-minuit, www.palaisdetokyo.com
GAKONA
4 expositions personnelles
Nombre d’œuvres : 11
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Aux frontières du réel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°300 du 3 avril 2009, avec le titre suivant : Aux frontières du réel