En choisissant de montrer uniquement la sculpture à l’exclusion des tableaux, le Guggenheim prend le risque de fausser la lecture de la production d’Antoni Tàpies.
BILBAO - Il y a un an, celui qui était considéré comme le plus grand artiste espagnol a quitté ce monde. On imagine bien les débats qui agitèrent les différents musées de ce pays pour trouver la meilleure manière de marquer cette date anniversaire. La réponse proposée par le Guggenheim de Bilbao est de présenter pratiquement toute l’œuvre en trois dimensions d’Antoni Tàpies, ses sculptures et ses objets. Idée originale ? Sans doute. Cependant, l’exposition laisse le spectateur sur un sentiment mitigé. Peut-on véritablement saisir la spécificité de cette production plastique séparée de son pan pictural ?
On peut se poser la question, car il est probable que personne plus que le créateur catalan ne mérite le terme consacré par le cartel : technique mixte. Terme mystérieux, qui inflige au visiteur attentif un sentiment de frustration non méritée face à une œuvre affichant brutalement sa matérialité, mais qui en cache sa véritable nature. Ce sont surtout les mélanges, hybridations, réunions, juxtapositions, imbrications d’éléments différents qui font toute la richesse de cet univers où règne la matière. Matière qui prend sa source justement dans la peinture car, contrairement à la tradition artistique qui consiste à apprivoiser la matière informe, à en dégager une forme parfaitement contrôlée, bref à transformer la nature en culture, Tàpies ne nous propose qu’un état intermédiaire – une image en gestation en train de se fabriquer, une peinture qui parle de sa propre genèse. De fait, la logique sculpturale trouve son expression dans la matière épaisse et rude, dans l’introduction des objets ou leurs fragments ou dans l’aspect de bas-relief que prennent souvent ses travaux. Topographie vallonnée, pétrifiée, creusée de sillons, de protubérances et de crevasses, de concrétions qui attestent la relation tactile et visible que l’artiste entretient avec le monde tangible.
Démonstration en mal de perspective
Les travaux présentés ici semblent parfois « orphelins », en l’absence de grandes toiles, des images-reliefs qu’on connaît de l’artiste. Sentiment d’autant plus dérangeant que la hauteur spectaculaire des cimaises écrase parfois les objets-sculptures disposés sur d’étranges socles en bois blanc. Toutefois, rendons justice à cette manifestation : des œuvres impressionnantes n’y manquent pas. Ainsi, les formidables chaises couvertes, qui s’enferment dans leur mutisme, traduisent parfaitement l’absence de figure humaine. Ailleurs, Enveloppé (1999) ou maquette pour Nuage et chaise (1988) gardent tout leur mystère, malgré les matériaux transparents qui les composent. Ailleurs encore, ce sont des portes et les murs qui, au contraire, se dressent comme des obstructions brutales au regard du spectateur. Des objets empruntés à l’univers du quotidien qui meublent notre décor, du plus neutre au plus intime. Faux ready-made, car marqués par l’usure et constitués de matériaux hétérogènes, ces objets annoncent déjà l’arte povera.
Cependant, le « déchiffrage » de l’œuvre de Tàpies qui conteste les frontières entre les matériaux nobles et « ignobles », implique aussi la lecture de son écriture personnelle, grossièrement tracée, parfois illisible. Signes et graffitis, bribes de corps ou symboles universels comme la croix, cercles, mots et slogans en rouge ou en noir, qui manifestent l’opposition de l’artiste au régime franquiste, forment une calligraphie inventée où les pulsions individuelles rejoignent les hantises collectives. Si les lettres A T sont ses initiales, les M ou Y peuvent évoquer une figure allongée ou une autre, aux bras levés vers le ciel, et le X barre la surface comme un refus sans appel – un emblème qui crie son rejet. Une lecture qui n’offre toutefois aucune certitude, tant le contraste est radical entre l’opacité de ses surfaces épaisses et muettes auxquelles il donne la parole et une écriture qui sait garder ses secrets. Tàpies déclare sa volonté de la « communication avec les choses ». Pour le visiteur, cet univers sévère, solennel même, semble exprimer par des moyens inhabituels des sentiments inédits, de donner une épaisseur sensible au vécu et à l’histoire.
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Au grand homme, la patrie reconnaissante
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 19 janvier 2014, Guggenheim Bilbao, Espagne, tél : 34 944 35 90 08, www.guggenheim-bilbao.es, tlj sauf lundi 10h-20h.
Commissaire : Alvaro Rodriguez Fominaya
Nombre d’œuvres : 95
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°400 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Au grand homme, la patrie reconnaissante