Critique facétieux du monde moderne, Antonio Seguí promène d’œuvre en œuvre ses petits personnages hiératiques qui s’agitent dans le bocal asphyxiant de villes surpeuplées. Il expose au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines.
Cravate au vent et feutre mou chatouillant les nuages, M. Gustavo, suspendu en plein ciel, enjambe allègrement les toits de Paris et de Buenos Aires. La pointe de son pied gauche est posée sur l’obélisque de la capitale argentine, son talon droit planté sur la flèche de la tour Eiffel. Peinte en 1990, l’œuvre s’intitule Buenos Aires-Paris. Installé en France en 1963, Antonio Seguí pratique depuis 50 ans l’art du grand écart, à l’image de l’omniprésent Gustavo devenu sa marque de fabrique. Deux à trois fois par an, il quitte son atelier hexagonal pour partir se ressourcer quelques semaines en Argentine : à Cordoba, sa ville natale qui hante bon nombre de ses œuvres. « J’ai réglé mes problèmes avec ma mère, avec Dieu, mais avec Cordoba, non ! La ville est restée telle qu’elle était dans mes souvenirs, et j’y reviens toujours en rêve », s’amuse le peintre ponctuant ses propos d’un grand éclat de rire. Assis derrière une table en bois brut posée à l’entrée de l’atelier, il trempe ses lèvres et sa moustache jaunie par la cigarette dans une tasse de café au lait. Yeux bleus animés et tignasse blanche en bataille, Antonio Seguí règle les derniers préparatifs de son voyage à quelques heures de son vol pour Buenos Aires. Il interpelle son assistante dans la langue de Cervantes, passe un coup de fil à un éditeur. Dans son atelier rectangulaire baigné d’une lumière douce, ses toiles voisinent avec quelques objets d’art africain ou précolombien, sa passion. Un masque éléphant Bamiléké tutoie un masque Chane du nord de l’Argentine accroché à une poutre transversale. « Je ne suis pas collectionneur. Je dirais que j’accumule des choses aux côtés desquelles j’aime vivre », se défend le peintre qui a réuni, dans sa grande maison jouxtant l’atelier, un impressionnant ensemble d’art tribal. Plusieurs toiles inachevées dorment sur le sol et sur des chevalets. Sur l’un de ces grands tableaux, un petit homme basané se tient debout sur un immeuble. Au fond de l’atelier quelques plantes vertes jouxtent une ribambelle de pots de peintures à l’acrylique. Deux jambes, tendues vers le plafond, émergent d’une sculpture-pot de fleur en acier corten.
À Paris grâce à l’appui de Giorgio de Chirico
Né il y a 79 ans, à Cordoba, où ses parents tenaient un commerce prospère, Antonio Seguí est l’aîné de quatre enfants. Après des études médiocres, il s’initie à la peinture aux Beaux-arts de la ville. Ernesto Farina, un professeur de l’école, lui ouvre les portes de l’expressionnisme allemand, d’Otto Dix et de George Grosz, mais aussi de la métaphysique italienne de Giorgio de Chirico. « C’est lui qui a insisté auprès de ma famille pour que je vienne étudier en Europe alors que j’avais tout juste 17 ans », se souvient le peintre. Après un passage à Madrid où il tombe en arrêt devant les œuvres de Goya et de Velasquez, il gagne Paris en 1951, s’inscrit aux Beaux-arts et hante les musées de la capitale. Il découvre, admiratif, les caricatures sociales d’Honoré Daumier tournant en ridicule la société bourgeoise. Appelé au chevet de sa grand-mère paternelle malade, il retourne en Argentine avant d’entreprendre, en 1957, un long voyage à travers l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale, de la Bolivie au Mexique. « Ces mois furent les plus intenses de ma vie. J’ai pu nouer le contact avec les descendants maltraités de ces anciennes civilisations, et observer la négligence des gouvernements pour leurs héritages les plus périssables », explique-t-il avec son fort accent latino-américain.
En 1963, il rentre définitivement en France et pose ses valises à Arcueil, à deux pas de la maison qu’habita jadis Erik Satie, une des étoiles de son panthéon personnel. Là, dans son atelier au confort spartiate, sans chauffage ni toilettes, il mène une vie de bohème avec une poignée de peintres qui travaillent à ses côtés. « Il y avait là [Gérard] Titus Carmel, l’Argentine Lea Lublin, l’Uruguayen José Gamarra et toujours quelqu’un de passage, se souvient Vladimir Velickovic, louant la générosité de son ami et voisin peintre. Nous passions des journées entières ensemble à peindre et à faire la fête. Antonio nous mitonnait son traditionnel asado argentino. » Inspirées d’Alberto Burri et de Jean Dubuffet, ses toiles des années 1958-1962 conjuguent évocations figuratives et représentations abstraites. À partir de 1962, date charnière, Seguí crée tout un théâtre social grinçant qu’il met joyeusement en scène. Évêques, juges, généraux, académiciens, p.-d.g. en sont les principaux acteurs. « La répétition des images, les croix qui biffent les figures, les flèches impératives, les mots au pochoir annoncent déjà la marque décisive du pop art et le style lumineux et allègre qui bientôt imposera la peinture de Seguí », souligne Daniel Abadie, auteur d’une monographie sur l’artiste (2010, Éditions Hazan). Rompant avec l’académisme de l’abstraction et avec les tons terreux de ses débuts, il plonge ses petits personnages colorés dans des histoires tragiques, cocasses ou satiriques inspirées de l’univers de la bande dessinée. Il travaille par séries s’intéressant tantôt aux « Leçons d’anatomies » de Rembrandt qu’il réinterprète à sa façon, tantôt aux « Parcs nocturnes » pullulant de petits personnages hagards, esclaves de leurs désirs. « Toutes les conventions du tableau se retrouvent joyeusement en un instant cul par-dessus tête. Il n’y a plus désormais d’échelle de grandeur : dans un même tableau, un chapeau peut être aussi grand qu’un avion transatlantique ou une pyramide d’Égypte », note Daniel Abadie.
Gustavo et son théâtre urbain
Le fil rouge de tous ses tableaux ? C’est Gustavo, silhouette anonyme majestueuse, chapeauté, cravaté et démultiplié à l’envie. Toujours pressé, il déambule, avec ses congénères, dans des villes sans âme dont la nature a été complètement éradiquée. Ses bonshommes, véritables marionnettes humaines, sont enfermés dans leur petit théâtre urbain comme des poissons dans un bocal. Ils croisent sur leur passage des femmes nues aux airs de statues, des avions volant en rase-mottes et des chiens tous crocs dehors. Flottant au-dessus de cette mêlée hectique, de petits nuages blancs et des panaches de fumée apportent, seuls, une présence apaisante. « Presque tout mon travail est le produit de la mémoire de mon enfance, insiste-t-il. C’est là, à Cordoba que se trouve la racine de mon esprit ludique, de mon sens de l’humour. Je ne me souviens pas avoir jamais vu mon père ou mon grand-père sortir sans chapeau. Tout le monde, dans les années 1940, portait chapeau, costume et cravate. » Charges contre l’absurdité du monde moderne, ses toiles dénoncent l’aliénation de l’homme dans nos sociétés déshumanisées. Elles épinglent « l’homme unidimensionnel » dénoncé en 1964 par Herbert Marcuse (Éditions de Minuit). Pion interchangeable d’un système de production et de consommation asphyxiante, il en vient à abandonner tout esprit critique, toute puissance de négation. « Homme sans qualités », Gustavo vit sans but précis, paralysé par son incapacité à réagir et à passer à l’action.
Un héros entre utopie et ironie
En Argentine, Antonio Seguí est un héros national. Les galeries et les musées s’arrachent ses tableaux. Ses sculptures géantes, riantes et colorées, ont conquis les places publiques de Cordoba et de Buenos Aires. Interdit de séjour par les militaires pendant la dictature, il est revenu au pays en 1975, par la grande porte, à l’invitation personnelle du nouveau président Raúl Alfonsín. En France, à Arcueil, il vit à l’écart du petit monde de l’art. Tout son temps est dédié au travail et à sa collection d’art tribal. Antonio Seguí aime combiner les techniques. Il dessine au fusain ou au marqueur, peint à l’acrylique, colle des fragments de journaux et de magazines. Ses eaux-fortes et autres monotypes étaient autrefois rehaussés à l’aquarelle. Depuis dix ans, il exécute des gravures au carborundum qu’il fait imprimer dans le 20e arrondissement de Paris auprès de l’atelier Pasnic. « Ce qui caractérise Antonio Seguí ? Son élégance, son sens de l’écoute et sa gentillesse », résume Nicolas du Mesnil du Buisson qui codirige l’atelier. En ce début de printemps, il est à l’honneur au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines. En avril, il le sera dans une galerie marseillaise, puis, début 2014 à New York, la ville de Bernard Madoff. Il y a trois ans, le peintre a consacré une série de tableaux au financier voyou. Seguí épinglait sur ses toiles une foule de gens, joueurs et spéculateurs, détalant dans tous les sens, dans une atmosphère de débandade générale. L’écrivain autrichien Robert Musil n’est pas loin dans cette description d’une société se précipitant vers l’abîme sans songer, un instant, à réformer son mode de fonctionnement.
1934 Naissance à Cordoba
1951-1954 Études aux Beaux-arts de Madrid et de Paris
1957-1958 Voyage à travers l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale
1961 Retour en Argentine.
1963 S’installe à Paris, puis à Arcueil, où il vit actuellement
1972 Exposition individuelle au Museo de Arte Moderno, Buenos Aires (Argentine)
1979 Exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
1988 Ouverture à Cordoba du Centre de arte contemporaneo qui comprend un fonds de gravures et de dessins de presse légué par Seguí
2010 Publication d’une monographie par Daniel Abadie, aux éditions Hazan
2013 Exposition au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines
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Antonio Seguí - Peintre
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°388 du 29 mars 2013, avec le titre suivant : Antonio SeguÁ - Peintre