Avec une quarantaine de films courts et longs métrages, le réalisateur iranien a réhabilité un cinéma lent et ascétique. Abbas Kiarostami ou l’éloge de l’ombre.
La dignité hautaine et les lunettes fumées d’Abbas Kiarostami entretiennent sa séduction, tout en excluant toute familiarité. En s’exprimant par haïkus, le cinéaste et photographe iranien tient ses interlocuteurs à distance. « Je retrouve en lui le poids de la parole d’un Beckett ou d’un Kieslowski. Il ne parle pas pour ne rien dire », observe son producteur, Marin Karmitz. Le cinéma de Kiarostami reste celui de l’indicible, du furtif et de l’ombre. Épousant la courbe des routes visibles dans ses films et photographies, ses réponses bottent souvent en touche. « Il n’aime pas se sentir piégé dans un espace clos ou une conversation, et de fait prend vite la tangente », souligne un de ses amis. Aussi est-ce moins dans ses propos que dans les personnages de ses films qu’il faut chercher la clé de sa personnalité. Ces derniers tissent le portrait d’un obstiné. « Dans les sociétés orientales, si on ne s’entête pas, on ne survit pas », confirme l’intéressé.
« Artifice et construction »
Graphiste et réalisateur de films publicitaires de 1960 à 1969, Kiarostami crée la section cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des adolescents (studios Kanoon, Iran), avant de réaliser en 1970 son premier court-métrage, le Pain et la Rue. Découvert en 1987 à l’étranger avec Où est la maison de mon ami ?, son cinéma est souvent réduit à cette thématique de l’enfance, angle « bateau » choisi par le Centre Pompidou pour son exposition « Correspondances » (jusqu’au 7 janvier 2008). Tous les réalisateurs iraniens ont pourtant eu recours aux « petites têtes brunes » pour contourner la censure. « Je crois fondamentalement aux théories de Freud, c’est dans l’enfance que l’on prend forme. L’âge adulte n’est que finition », précise Kiarostami, qui s’est retrouvé avec deux enfants à charge à la suite d’un divorce. Lui-même est issu d’une famille nombreuse, troisième d’une fratrie où il ne bénéficiait de « pas plus que 1/6e de l’attention et 1/8e des revenus de la famille ».
Observateur plus que contemplatif, Abbas Kiarostami porte un regard attentif mais non nécessairement compassionnel sur le monde. « Il y a en lui une partie chaude, celle d’un humaniste réaliste, et une partie froide dans le formalisme minimaliste, précise le commissaire de l’exposition parisienne, Dominique Païni. Il s’intéresse à la réalité qu’il enregistre, mais aussi à la machine cinéma. » Il est de fait un grand créateur de formes, adepte de la boucle et du plan fixe. « Je veux laisser au spectateur le temps de voir, explique le cinéaste. Le cinéma d’aujourd’hui ne laisse pas ce temps avec les caméras qui tournoient et les rythmes saccadés. Le plan fixe est respectueux du spectateur. » Le respect n’exclut pas la « manipulation ». Le côté documentaire road movie occulte ses procédés de reconstruction. Et la vie continue fut ainsi tourné plusieurs mois après le tremblement de terre qui avait ravagé le nord de l’Iran en 1990. Son film le plus magistral, Close-up, reconstitue à coup d’images d’archives, mais aussi de tournage après coup, l’histoire d’un imposteur s’étant fait passer pour le réalisateur Mohsen Makhmalbaf. « Il n’y a aucune réalité dans mes films, tout mon travail n’est qu’artifice et construction, indique le réalisateur. C’est la différence entre l’art et le réalisme. Mon travail, c’est juxtaposer des mensonges pour atteindre la vérité. Dans Au travers des oliviers (1994), je tends à la vérité de l’amour et non à la réalité. C’est une définition de l’amour et non une histoire d’amour. La réalité n’est pas une chose qui se capte, puisque, à partir du moment où on choisit un cadre, une lumière, on s’en éloigne. Les seuls films réalistes sont ceux des caméras de surveillance des banques. »
Travailler avec Kiarostami relève du funambulisme tant sa méthodologie échappe à tout formatage. Marin Karmitz a d’ailleurs mis six ans avant de produire ses films après leur première rencontre. « Il ne fait pas des scénarios traditionnels, ce qui ne permet pas de faire des devis, confie-t-il. Il fait ses films comme ses poèmes et ses photos, au fur et à mesure, dans l’improvisation. Il m’a raconté une dizaine d’histoires, comme un conteur perse, et un beau jour, il m’a dit “ça y est, j’ai trouvé !”. » Le soutien inconditionnel de la presse française a fortement contribué à son succès international. « Ses premiers films, c’était le contraire de l’orientation que prenait le cinéma vers l’image, le clip, rappelle le critique Alain Bergala. Tout le monde a eu l’impression qu’il y avait un air frais, un cinéma simple, exemplaire, comme si on pouvait recommencer à zéro. Kiarostami était devenu une raison d’espérer pour ceux qui trouvaient que le cinéma allait mal. » Celui-ci jouit, depuis, d’un état de grâce presque insolent auprès d’une critique qui ne malmène guère les œuvres plus faibles, vidéos ou photos. « Lorsqu’il fait des films qui sortent du cinéma standard, c’est le silence. Personne n’a dit que Five [2003] était ennuyeux, parce qu’il s’agit à peine de cinéma », admet un observateur.
Grâce à Kiarostami, toute une génération de cinéastes iraniens, parmi lesquels ses anciens assistants, a bénéficié d’une visibilité inédite. Bien qu’il ait ouvert cette brèche, il est loin d’être starisé en Iran où on le qualifie de « cinéaste pour étrangers ». Après avoir été embrassé par Catherine Deneuve en 1997 lors de la remise de la Palme d’or à Cannes pour le Goût de la cerise, il s’est confronté à l’hostilité des fondamentalistes à son retour en Iran. « La culture iranienne est très rhétorique, surchargée, plus ou moins politisée. Le côté minimaliste de Kiarostami, son absence d’enflure, d’anecdote, sa dimension en apparence non politique ne convient pas aux Iraniens. C’est une simplicité insignifiante pour eux », confie Youssef Ishaghpour, auteur de Kiarostami : le réel, face et pile (1). Même s’il va tourner prochainement un film en Italie avec Juliette Binoche, choix qui effraie d’avance ses fans, Kiarostami se définit comme un cinéaste iranien. « Il est l’héritier du père du cinéma iranien, Sohrab Shahidsales. Toute sa manière de faire, sa lenteur, sa simplicité, son humour presque tchékovien, viennent de là », relève Mamad Haghighat, coauteur d’une Histoire du cinéma iranien, 1900-1999 (2). Seconde peau des Persans, la poésie forme aussi l’armature de ses films. Où est la maison de mon ami ? et Le vent nous emportera (1999) empruntent leurs titres aux poèmes respectivement de Sohrab Sepehri et Forough Farrokhzad.
Les nombreuses photographies de paysage de Kiarostami, qui n’ont rien de réellement transcendant, s’inspirent largement du Japon. « Dans ses photos, il se fait tout petit devant mère Nature. Il y avait quelque chose de primitif dans ses premiers clichés, le premier arbre, la première montagne, défend l’ancienne galeriste Catherine Thieck. Il en parlait comme des tableaux, restant des heures à capter la bonne lumière. Le temps de ses photos couleur était proche de celui de la peinture. » Ceux qui guetteraient dans ses clichés dépourvus de trace humaine une quelconque révélation restent toutefois sur leur faim. Ses photos n’auraient sans doute pas suscité d’intérêt s’il n’avait pas été un cinéaste aussi célèbre...
Le monde de l’art à la rescousse
L’intronisation muséale changera-t-il la manière de filmer de Kiarostami ? « Pour être sincère, ça n’a aucune conséquence, assure-t-il. On me dit que le sixième étage de Beaubourg est particulier, mais je n’ai pas l’ambition d’atteindre un septième étage ou un septième ciel, que mon travail soit projeté dans les cieux ! » Une posture que module Alain Bergala. « Je ne pense pas qu’il le fasse pour ça, mais les photos, les installations, c’est aussi une forme de sécurité, avance-t-il. Le cinéma, c’est très fragile, ça peut s’arrêter. Mais Kiarostami est devenu un artiste dont les musées, comme le MoMA [Museum of Modern Art, New York], achète les œuvres. Si un jour les choses devaient se durcir pour lui, il sait qu’il aura des conservateurs de musée derrière lui. »
Ce durcissement, on ne l’imagine guère, car Abbas Kiarostami est trop fin et prudent pour attaquer de front les ayatollahs. Ainsi biaise-t-il sur la question de la censure : « Sous aucun régime, je n’ai permis à quelqu’un de pénétrer l’intimité de mon travail. L’espace de mon œuvre est tellement restreint, la porte si étroite, que personne n’a pu y entrer. » Quant aux propos du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, relativement à l’éventualité d’une guerre contre l’Iran, il y réagit par l’oblique : « Vous n’avez pas idée du contexte dans lequel on vit en Iran. Tous ces mots comme “paix” ou “guerre” ne veulent plus rien dire. À la fin de la guerre Iran-Irak, il y a eu une alerte rouge à Téhéran, signifiant des bombardements imminents. J’ai vu deux Japonais effrayés s’allonger sous un pont. Des femmes en tchador se sont approchées d’eux et ont voulu les protéger en se demandant bien de quoi ils avaient peur ! »
(1) éd. Farrago, Tours, 2000.
(2) éd. BPI/Centre Pompidou, 1999.
1940 Naissance à Téhéran (Iran). 1970 Le Pain et la Rue. 1987 Où est la maison de mon ami ? 1990 Close-up. 1992 Et la vie continue. 1997 Le Goût de la cerise, Palme d’or au Festival de Cannes. 2002 Ten. 2007 Exposition « Correspondances, Victor Erice-Abbas Kiarostami » au Centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 7 janvier 2008.
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Abbas Kiarostami
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°267 du 19 octobre 2007, avec le titre suivant : Abbas Kiarostami