Jean Paulhan voyait en Braque « le patron » dont le Grand Palais présente l’œuvre, avec élégance et simplicité, à l’image de l’artiste.
Y aurait-t-il un parfum de culpabilité dans l’air ? À croire que tous les journaux se sont donné le mot, car le terme qui revient le plus souvent dans les titres d’articles qui traitent de la remarquable rétrospective de Braque est « enfin ». On y rappelle systématiquement que la dernière exposition importante de cet artiste remonte à quarante ans (à l’Orangerie, mais en oubliant qu’il fut le premier peintre vivant exposé au Louvre en 1961) quand celles consacrées à son confrère espagnol sont légion. Ainsi, écrasé par Picasso, souvent présenté comme son compagnon, Braque n’a jamais obtenu sa véritable place dans le panthéon de l’histoire de l’art. La grande histoire Braque-Picasso se remet en marche.
Heureusement, l’exposition échappe à cette vision caricaturale et ne tourne pas au face-à-face, voire à l’affrontement entre ces deux créateurs. À raison, Brigitte Leal, la commissaire de cette manifestation, considère que la richesse de la production plastique de Braque – y compris les quelques sculptures encore plus rarement montrées – tient parfaitement pour elle-même.
Style en fouilles
La comparaison est d’autant plus inutile qu’il semble que l’histoire de la modernité propose deux types d’approches artistiques alternatives que l’on peut nommer, de façon un peu systématique, horizontale et verticale. La tendance horizontale définit les artistes dont l’œuvre s’ouvre aux différentes solutions plastiques qui varient sans cesse, même radicalement. L’exemple le plus frappant de ce parcours demeure Picasso. La tendance verticale concerne les créateurs qui ont, relativement tôt dans leur carrière, inventé ou ont fait le choix d’un style, qu’ils « creusent » durant toute leur existence. Mondrian, Cézanne, mais aussi Braque, sont de ceux-là.
Non pas que l’œuvre de ce dernier soit monolithique. De fait, à juste titre, les premières toiles exposées de celui dont le titre de noblesse est d’être l’un des deux « inventeurs » du cubisme, sont des œuvres fauves. Comme en pèlerinage, Braque se place ainsi dans les pas de Cézanne et réalise une série de paysages qui figurent essentiellement l’Estaque. Fauves par leur richesse chromatique contrastée, ces tableaux, comme ceux de Matisse un peu plus tôt (Le Golfe des Lecques, 1907, fait penser fortement à l’auteur de Luxe, Calme et Volupté) sont encore marqués par le postimpressionnisme. Cependant, on sent déjà qu’à la différence de Vlaminck ou Derain et leurs débordements de couleurs, Braque structure davantage ses compositions. Est-ce le fait de connaître la direction prise ensuite par l’artiste qui donne déjà le sentiment d’une certaine géométrisation de la nature ? Quoi qu’il en soit, on reste impressionné par cet ensemble qui montre qu’on ne naît pas cubiste, mais qu’on le devient.
C’est la salle suivante qui illustre ce cheminement, par une belle démonstration que l’évolution artistique, même si elle n’est pas linéaire, ne se fait pas sous le coup de ruptures violentes. Sans remettre en cause le choc des Demoiselles d’Avignon que Braque découvre dans l’atelier de Picasso, on peut peut-être minorer le récit mythique d’une illumination soudaine.
Le cheminement de Cézanne à la géométrie
L’histoire du cubisme, nous le savons, se fait dans des lieux différents. À Horta et à Céret pour Picasso. Toujours à l’Estaque, pour Braque, plus tard à La Roche-Guyon. C’est encore là que le peintre français subit plus nettement l’influence de Cézanne. Chez lui, l’architecture, les rochers et les arbres entrent en osmose plus serrée avec l’espace. Dans ses toiles, Braque, à l’instar de Cézanne, redéfinit la surface picturale et transforme les coups de pinceau en autant d’éléments abstraits dynamiques, capables de fondre les unes dans les autres les limites de l’objet et du milieu environnant, en lui permettant de s’éloigner de la peinture descriptive. L’espace se transforme en surface, l’ensemble de la représentation devient presque indépendant de la réalité dont il s’inspire. Qui plus est, chez Braque, la fusion ne se fait pas uniquement grâce aux formes géométriques mais, comme chez Cézanne, par le traitement unitaire des textures ou des matières organiques et minérales. Un des seuls regrets, face au choix impressionnant au Grand Palais, concerne l’absence de Parc de Carrières-Saint-Denis (1909).
L’expérimentation, toutefois, prend toute son ampleur avec les natures mortes, sujets de prédilection du cubisme où, selon Braque, « il y a un espace tactile, presque manuel ». Les formes sont émiettées en facettes – des points de vue différents créent un savant désordre, des volumes entièrement aplatis se réduisent à une géométrie d’angles aigus et d’accents curvilignes. Ainsi, l’aspect qui domine la toile est celui d’une discontinuité rythmique. Les plans différents, qui s’interrompent brusquement, passent en avant les uns des autres. À l’amoncellement des objets, suggérés par un fragment ou un contour, s’oppose la présence des papiers collés, journaux, cartes, cartons ou papiers faux bois qui détruisent l’effet de la perspective et accentuent le caractère plan du tableau.
L’héritage de cette introduction de la réalité dans le domaine artistique se ressent tout au long du XXe siècle et l’on oublie trop souvent que les ready-made de Duchamp sont contemporains des premiers collages et assemblages de Braque.
Entre cubisme et réalisme
Toutefois, si l’exposition détaille ce pan essentiel de l’œuvre de Braque et s’achève sur une autre partie relativement connue – celles des oiseaux stylisés que le peintre réalise vers la fin de sa vie –, elle laisse également mieux découvrir l’ensemble de sa production. Chemin faisant, on constate que malgré le peu d’intérêt de Braque pour la figure humaine (outre le spectaculaire et brutal Grand Nu de 1907, presque une sculpture), son œuvre est remplie de silhouettes. Ainsi, Femme à la palette (1936) ou L’Homme au chevalet (1942) sont parmi ces personnages mystérieux, ces ombres qui hantent l’atelier. S’agit-il du peintre ou des modèles ? La question demeure ouverte. L’atelier, lui, en revanche, reste fermé.
On pourrait suggérer que Braque pratique une peinture de proximité, tant les lieux chargés des objets qu’il met en scène sont dénués de dimension spatiale, étouffants presque. Curieusement, même les oiseaux, qui font leur apparition avec les ateliers des années 1950 ne dérogent pas à cette manière de faire. De fait, quand à la suite de cette série, le peintre semble les libérer de leur « cage », ils restent plaqués contre le fond pictural, comme des papiers collés (découpés ?) de type organique. Autrement dit, le retour à la figuration de Braque n’est pas un retour à l’ordre car il n’a rien d’illusionniste.
Moins convaincantes sont toutefois les œuvres où l’artiste se laisse séduire par la tradition classique, par différents mythes ou allégories. Les nus et les canéphores, et même une œuvre comme Nature Morte au compotier (1926-27) accusent une certaine lourdeur, voire une maladresse. De même, les vanités aux crânes affichent manifestement une panne d’inventivité.
Mais cette faiblesse est vite rattrapée par deux ensembles thématiques. Le premier, spectaculaire, réunit plusieurs tables de billard, des variations sur les différentes vues partielles de la table qu’un joueur peut avoir selon ses déplacements. Dans une sorte de postcubisme tardif, Braque joue sur la tension entre la profondeur et les exigences de la surface et applique les déformations qu’il a pratiquées trois décennies plus tôt. Le rythme obtenu par cette dislocation de la table, par les tracés blancs qui fusent dans toutes les directions en même temps, introduit la sensation de la simultanéité, notion chère à tous les acteurs des premières avant-gardes. Le cubisme comme jeu de quilles ?
Le second thème, les paysages, est disposé dans une salle circulaire et forme l’effet d’un panorama. De format horizontal et d’une petite taille, ce sont les œuvres réalisées dans les dernières années de Braque. Les couleurs sont mates, souvent sombres. La matière est épaisse, la touche empâtée. On reste interdit face au Champ de colza (1956-57) qui fait penser au Champ de Blé aux corbeaux de Van Gogh. On quitte l’exposition avec le sentiment d’être entré dans le jardin secret du peintre, celui d’une intimité mise à nu, mais sans aucun pathos. Enfin, curieusement, les notes explicatives, claires et précises sont, une fois n’est pas coutume, non seulement en français et en anglais, mais aussi en espagnol. On vous l’a dit, Braque et Picasso sont inséparables !
Commissaire : Brigitte Léal, directrice adjointe du Centre Pompidou
Scénographe : Didier Blin
Nombre d'œuvres : 250
Jusqu’au 6 janvier, 2014, Grand Palais, Paris 75008, tél 01 44 13 17 17, www.grandpalais.fr, mercredi-samedi 10-22, dimanche-lundi 10-20
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Braque, un peintre sans mythe
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Abonnez-vous dès 1 €Georges Braque, À tire d’aile, 1956-1961. Huile et sable sur toile marouflée sur panneau, 114 x 170,5 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, donation de Mme Georges Braque, 1965. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.Rmn-Grand Palais / Adam Rzepka © Adagp, Paris 2013