À l’issue d’une enquête policière, La Pose enchantée, tableau disparu du peintre surréaliste belge, a été retrouvé. Coupé en quatre morceaux sous d’autres peintures…
Il y a fort à parier que René Magritte aurait adoré cette histoire. L’artiste, qui a fait de la dissimulation des symboles et des sens cachés sa marque de fabrique, aurait sans aucun doute jubilé face à l’énigme qu’il a créée, malgré lui. Et à l’engouement que ce mystère a suscité à travers le monde entier. Sans le savoir, le peintre a en effet embarqué les musées internationaux dans une incroyable chasse au trésor. Une aventure qui a débuté en 2013 aux États-Unis et qui vient tout juste de s’achever en Belgique.
À tout seigneur, tout honneur, l’heureux dénouement s’est logiquement déroulé dans le temple du peintre surréaliste : le Musée Magritte, à Bruxelles. En 2013, l’enquête commence totalement par hasard. Dans le cadre de la préparation d’une exposition monographique dédiée à l’artiste, le Museum of Modern Art de New York soumet quelques œuvres à des analyses scientifiques. Jusqu’ici, rien que de très banal. En radiographiant Le Portrait, l’équipe découvre à sa plus grande stupéfaction que le tableau recouvre en réalité un fragment d’une œuvre antérieure. Les premières investigations permettent de remonter la piste de La Pose enchantée, un tableau peint en 1927 et apparemment exposé une seule fois, cette même année, et dont les spécialistes avaient perdu la trace.
« La dernière trace du tableau était une photographie noir et blanc, qui était attenante à une lettre manuscrite datée de 1932. Depuis, l’œuvre n’avait jamais refait surface », explique Catherine Defeyt, chercheuse au Centre européen d’archéométrie de l’université de Liège. « Cette photographie est reproduite dans le catalogue raisonné de Magritte, publié par David Sylvester en 1992, avec la mention “localisation inconnue”. On ne savait pas si elle était perdue, détruite, ou simplement conservée dans une collection privée anonyme. »
Un puzzle qui se recompose petit à petit
S’il est fréquent d’observer des changements de composition et des repentirs sous une couche picturale ; exhumer un fragment d’un tout autre tableau l’est beaucoup moins. A fortiori quand celui-ci est répertorié dans le catalogue raisonné d’un peintre, l’ouvrage de référence pour documenter le corpus d’un artiste. Lors de l’examen du portrait du MoMA aux rayons X, c’est ainsi la surprise générale parmi les spécialistes de Magritte. Cet examen dévoile en effet la partie supérieure gauche de La Pose enchantée. Elle représente environ un quart de la taille de la composition originelle. La trouvaille des Américains fait des émules. Ce tableau ayant été peint en 1935, tous les musées possédant des œuvres de Magritte réalisées à cette période et affichant des dimensions similaires retiennent alors leur souffle. Ils se prennent à rêver : sont-ils les heureux propriétaires d’une des autres parties du puzzle ?
Rapidement après le MoMA, un second fragment, correspondant à la partie inférieure gauche, est détecté à Stockholm. Il sommeillait depuis 1935 sous Le Modèle rouge conservé au Moderna Museet. C’est ensuite au tour de Norwich Castle de mettre au jour un troisième morceau dissimulé sous La Condition humaine. Cette dernière découverte survenue en 2016 met en émoi les musées possédant des œuvres de Magritte et les spécialistes du peintre ; car il ne reste désormais plus qu’une pièce à identifier pour compléter ce passionnant rébus. Hasard du calendrier, le Musée Magritte et le Centre européen d’archéométrie de l’université de Liège lancent en 2016 « Magritte on Practice », un programme d’étude systématique de la collection par le biais d’analyses scientifiques.
Tous les quinze jours, les chercheurs installent au musée leur laboratoire composé d’appareils portables et passent au crible le fonds bruxellois. Ils disposent d’un vaste arsenal pour sonder cette collection : réflectographie infrarouge, radiographie, microscopie, photographie en lumières visible et ultraviolette ainsi que des techniques d’analyse moléculaire et élémentaire. Toutefois, ni le musée ni les chercheurs n’imaginent alors que ce programme de recherche fondamentale va permettre de trouver la dernière pièce du puzzle. « Nous ne nous doutions pas que nous abritions le chaînon manquant », reconnaît Michel Draguet, directeur des Musées royaux des beaux-arts de Belgique, réseau auquel appartient le Musée Magritte. « D’autant que tout le monde imaginait qu’il s’agissait d’un format identique aux trois premiers fragments, alors que celui-ci est un peu plus petit. »
Les deux premiers fragments identifiés affichent en effet des dimensions quasi identiques, tandis que le troisième est légèrement plus grand. Les enquêteurs concentrent alors leurs efforts sur des œuvres exécutées en 1935 et mesurant au minimum 72 cm sur 48 cm. « Au début, nous étions tout excités, car nous avons trouvé des tableaux qui correspondaient à l’année 1935 et qui avaient des dimensions similaires. Mais en les étudiant, la déception a été immense, car nous n’avons rien trouvé sous la couche picturale qui corresponde à La Pose enchantée», confie Catherine Defeyt. « Nous en avons conclu qu’il n’était pas ici. Mais très peu de temps après avoir terminé ce corpus, nous avons découvert la dernière pièce manquante en radiographiant Dieu n’est pas un saint. Nous étions vraiment surpris de le découvrir sous cette composition qui mesure 67 cm sur 43. » Outre la découverte de la quatrième et dernière partie, les chercheurs ont aussi travaillé sur une restitution de l’œuvre de 1927. Ils ont notamment proposé une simulation colorée de ce tableau coupé en quatre par son auteur.
Un tableau sacrifié par un artiste acculé
Avant la découverte fortuite du premier morceau du puzzle, les spécialistes ne recherchaient pas ce tableau de manière particulièrement active. Comme un certain nombre d’œuvres de jeunesse, cette toile n’était pas localisée. Depuis la parution du catalogue raisonné, certaines ont été repérées, notamment dans des collections privées. Un nombre important demeure cependant inconnu. À l’image de La Pose enchantée, certaines pourraient même ne plus « exister » du tout. L’auteur du catalogue raisonné, David Sylvester, précise en effet que le peintre avait « l’habitude cavalière » de recycler ses œuvres. Cette pratique du remploi de supports semble avoir été très intense dans les années 1930. « Nous savons que, pendant la période de vaches maigres, Magritte réutilisait fréquemment d’anciennes toiles par souci d’économie », résume Catherine Defeyt.
La période a en effet été extrêmement rude pour l’artiste. Installé depuis 1927 en banlieue parisienne, il rencontre les surréalistes et participe à leurs activités. Cette période, d’une grande créativité, et marquée par une profonde évolution de son style, connaît un brutal coup d’arrêt en 1929 après le krach boursier. À cause de la récession économique, Magritte vend beaucoup moins d’œuvres et les contrats qui lui permettaient de subvenir à ses besoins sont rompus, du jour au lendemain. Magritte est alors contraint de rentrer à Bruxelles où il vit dans des conditions précaires et travaille notamment comme publicitaire. Il continue toutefois de peindre, essentiellement des petits formats, notamment pour une raison très pragmatique : il travaille dans sa cuisine et dispose donc d’un espace fort restreint. « Il s’agit d’une période très difficile pour Magritte, ce qui explique que, faute de pouvoir acheter des toiles neuves, il ait découpé d’anciennes compositions qu’il considérait comme achevées, parce qu’il les avait exposées, mais qui ne satisfaisaient probablement plus ce qu’il voulait faire à ce moment-là », avance Michel Draguet.
À cette époque, Magritte élabore en effet des œuvres nettement plus inventives que La Pose enchantée ;à commencer par les « tableaux mots ». Il sacrifie alors vraisemblablement des toiles qui lui paraissent moins intéressantes, des tableaux de jeunesse qui ne lui semblent plus vraiment d’actualité et moins personnels. À l’image du double nu aux formes monumentales de La Pose enchantée qui est fortement imprégné par le retour au classicisme de Picasso. « Magritte était apparemment coutumier du remploi de toiles antérieures », confirme Michel Draguet. « Ce qui explique d’ailleurs que, dans les années 1940, il n’a plus vraiment de toiles à sacrifier, car il a déjà repeint sur plusieurs compositions plus anciennes durant la crise des années 1930. À ce moment-là, il va trouver une solution alternative en peignant sur des bouteilles ! »
Si l’artiste recyclait fréquemment des toiles, on peut légitimement espérer que cette découverte ne soit pas un unicum. Pour l’heure, le programme « Magritte on Practice » a déjà permis de mettre au jour plusieurs modifications de compositions, y compris des changements significatifs. Par exemple, les chercheurs ont détecté la suppression d’une figure dans Personnage méditant sur la folie. Toutefois, Dieu n’est pas un saint est le premier exemple, dans les collections du musée, de remploi d’une autre œuvre répertoriée. « Je suis certain que l’on en trouvera d’autres, que d’autres compositions vont réapparaître », assure le directeur du musée.
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Un Magritte peut en cacher un autre
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Abonnez-vous dès 1 €Musée Magritte, Place royale, 1, Bruxelles (Belgique). Du mardi au vendredi de 10 h à 17 h, le week-end de 11 h à 18 h. Tarifs : 8 et 12 €. www.musee-magritte-museum.be/fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Un Magritte peut en cacher un autre