La dame reçoit dans son atelier. Un peu partout, des animaux empaillés, chiens, lapins, poussins, renards raidis et soigneusement installés.
Rien de bizarre pourtant, le petit monde de Sophie Calle prend la forme touffue et ordonnée d’un cabinet de curiosités, dans lequel l’artiste se prête de bonne grâce à l’exercice minuté de la promotion pré-pavillonnaire.
Locataire du kiosque français le temps de la Biennale de Venise, elle y joue une nouvelle variation (auto)biographique, vingt-huit ans après ses premières filatures parisiennes avec lesquelles elle désignait déjà ses outils et son terrain de jeu. C’était en 1979 et la jeune femme – fille du collectionneur d’art contemporain Bob Calle – renouait avec Paris après quelques années flottantes à parcourir le monde. « À ce moment-là, se souvient-elle, je suis perdue. Je ne sais pas où aller, je me demande où vont les gens et je les suis. Mais ça n’était pas encore clair pour moi qu’il s’agissait d’un projet artistique. » Dérives urbaines, situations vécues, enquêtes, règles imposées et narrations intimes sont dès lors mises en images et en scène et s’installent dans le champ de l’art.
Thérapie de groupe
Qu’elle suive un homme jusqu’à Venise, invite des inconnus à dormir à tour de rôle dans son lit, se fasse embaucher comme femme de chambre ou suivre par un détective, Sophie Calle note, observe, discute, consigne, joue et fait jouer. Aujourd’hui que le jeu est devenu outil, comment jouer encore ? « Je ne crois pas avoir provoqué des événements ou des situations dans ma vie quotidienne dans le but d’en faire quelque chose, se défend-elle. En revanche le fait d’en faire quelque chose m’a très souvent aidée à vivre mieux ce que j’étais en train de vivre. D’autres font un voyage, achètent des robes ou prennent un amant. Moi ce qui m’aide, c’est de retourner les situations. Mais je ne les provoque pas afin de les retourner. »
À Venise c’est une lettre de rupture qu’elle détricote. Et c’est à Daniel Buren – recruté, rappelle-t-elle, par petite annonce – d’assurer le commissariat inattendu du projet. « Je savais qu’il n’aimait pas tellement mon travail, analyse-t-elle laconique. En tout cas rien ne m’avait prouvé le contraire et nous n’avions jusqu’ici développé aucune complicité. »
Prenez soin de vous
Un titre en forme de congé – Prenez soin de vous. Ainsi l’amant de Sophie Calle concluait-il une récente lettre de rupture. Point de départ : comment répondre à une telle lettre ? Règles du jeu : cent sept femmes prennent le relais et s’emparent de ladite lettre. Linguiste, philologue, agent secret, ethno-méthodologue, clown, juriste, chacune l’encode, la joue, la calcule, la chante, la danse, la convertit selon sa profession. En résulte une communauté de femmes, de métiers et d’images, parfois ironiques, douloureuses ou faussement guerrières, souvent drôles et piquantes. « Ça n’est pas une réponse à un homme, mais à une lettre, glisse-t-elle. Malgré tout, il est un peu devenu le portemanteau auquel toutes les femmes qui viennent d’être quittées vont pouvoir accrocher leurs propres expériences. » Quant à la 108e réponse – somme de toutes les autres – elle est évidemment celle de l’artiste. Et la sienne.
1953 Naissance à Paris.
1970 Début d’un périple de presque 9 ans à travers le monde.
1979 Découverte par le critique d’art Bernard Lamarche. Présente Les Dormeurs à la Biennale des jeunes de Paris.
1986 Dans Les Aveugles, l'artiste demande à des non-voyants de naissance de lui décrire la beauté, puis elle les photographie.
1992 Réalise un film autobiographique : No sex last night.
2003 Publie Douleurs exquises chez Actes Sud.
2003 Exposition rétrospective M’as-tu vue ? au Centre Georges-Pompidou.
2007 Représente la France à la 52e Biennale de Venise.
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Sophie Calle, le grand "je"
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Abonnez-vous dès 1 €- Prenez soin de vous Sophie Calle, Actes Sud, 2007, 408 p., 69 €. « J’ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre. C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : « Prenez soin de vous ». J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre. J’ai demandé à 107 femmes, choisies pour leur métier, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel. […] Comprendre pour moi. Répondre à ma place. Une façon de prendre le temps de rompre. » Point de départ de ce livre, ces quelques phrases illustrent le travail de Sophie Calle, présenté à la Biennale de Venise . - M’as-tu vue ? Catalogue d’exposition, collectif, Centre Georges-Pompidou, 2003, 444 p., 49 €. Depuis Les Dormeurs en 1979, où elle invitait, chaque nuit, des inconnus à partager son lit, Sophie Calle déploie une œuvre intimiste, qui donne une place importante à la photographie objective et à l’écriture, tout en restant éloignée des rigueurs de l’art conceptuel. Le catalogue récapitule les principales étapes de cette carrière improvisée, qui lui a valu une rétrospective au Centre Pompidou à l’âge de 50 ans.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°593 du 1 juillet 2007, avec le titre suivant : Sophie Calle