PARIS
Depuis quelques années, ils ne font qu’un. Les designers Ronan, trente et un ans, et Erwan, vingt-six ans, sont officiellement “les Bouroullec”. Duo à l’ascension fulgurante, ils ont vécu une année 2002 plutôt faste avec, notamment, une exposition personnelle au Design Museum de Londres. À l’aube de cette année 2003, ils décrochent le prix de “Créateur de l’année” au Salon du meuble de Paris. Rencontre avec un designer qui parle pour deux : Ronan Bouroullec.
Comment vous répartissez-vous la tâche ? Y a-t-il prédominance de l’un sur l’autre ?
La réflexion commence toujours par des discussions et de nombreux dessins, des dessins à la main et non à l’ordinateur. D’ailleurs, si ce dernier n’existait pas, je pense qu’une grande partie des objets que nous avons dessinés existerait quand même. Prenez le travail de l’architecte Frank Gehry : les logiciels compliqués qu’il utilise ne lui servent qu’à améliorer ses calculs, car, globalement, l’idée, il l’a au départ. Pour nous, c’est pareil, l’ordinateur n’est qu’un moyen de mettre en plan, d’effectuer des vérifications. Il n’est pas lié au processus même de fabrication du projet. En outre, nous avons besoin d’un rapport quasi physique avec les projets. Ils sont comme des arbres qui pousseraient en milieu hostile : ils sont maltraités, subissent nos frondes incessantes.
Dans notre duo, même si je suis plus âgé, il n’y a pas une influence supérieure de l’un sur l’autre. Nous partageons la réflexion à parts égales. Toutefois, le fait de signer à deux notre production a, dans les premiers temps, engendré un certain malaise. Personne ne se souvient qu’Erwan m’avait assisté dès mes débuts dans le métier. En 1998 déjà, lorsque j’ai imaginé la Cuisine désintégrée, il était de la partie. Et, inversement, lorsqu’il a conçu le Lit clos, j’ai eu un regard dessus. Mais comme j’étais, à l’époque, le plus connu des deux, il n’était pas considéré. Ce fut humainement un peu compliqué. Aussi, pour montrer qu’il était quelqu’un d’autonome, Erwan a alors fait quelques projets tout seul, comme la chaise Spring. Aujourd’hui, à deux, nous sommes plus forts.
Comment gérez-vous des projets de tailles différentes ?
Passer d’une échelle à l’autre est hygiénique. En octobre dernier, à Cologne, nous avons présenté notre mobilier de bureau pour Vitra. Et dès le lendemain, nous rendions un projet de bijoux pour un joaillier allemand. En vingt-quatre heures, nous sommes passés d’un vaste projet industriel à quelques millimètres carrés d’or. Ettore Sottsass dit : “Il n’y a aucune différence entre dessiner un cendrier et dessiner une maison.” Il a raison. Bien que l’échelle soit différente, la question reste identique : comment dessiner un objet juste ?
Y a-t-il une différence entre œuvrer pour l’artisanat et pour l’industrie ?
Oui, mais ce ne sont là que deux facettes du travail du designer. Notre expérience de Vallauris (1) est à ce titre emblématique. Il existe en France des procédés ancestraux qu’il faut perpétuer, et nombre de savoir-faire auxquels un designer devrait se frotter. Réciproquement, si l’artisanat se cantonne à la production d’objets historiques ou folkloriques, il se retrouvera vite sur une pente désastreuse. Travailler avec une technologie de pointe, comme nous l’avons fait pour Seïko, ou avec une méthode millénaire, comme ce fut le cas pour la terre tournée, ce ne sont que deux couleurs sur la palette d’un designer. Il y en a d’autres encore. C’est cette hybridation de mondes différents qui enrichit notre façon de travailler.
La question du confort est-elle pour vous primordiale ?
Non, elle n’est pas fondamentale. Le confort n’est qu’une composante du processus de projet. D’ailleurs, la notion de confort n’est pas la même pour un Hollandais, un Japonais ou un Australien. En outre, les meilleurs ergonomes n’ont jamais produit les objets les plus confortables. Nous sommes contre une optimisation absolue de l’ergonomie. Il ne faut pas donner à l’utilisateur le sentiment d’être à côté d’un objet qui transpire la médecine. Et puis, il ne faut pas oublier le confort visuel.
Ce qui nous amène à parler du décor...
La question du décor nous titille évidemment. Elle pose le problème de la texture et de la profondeur de la matière. Lorsque nous avons utilisé de la peinture de carrosserie pour recouvrir certains objets, les gens ont été étonnés. Pourtant, cela ne choque personne de voir une couleur extraordinaire sur une voiture. Ces peintures multicouches ont la profondeur des laques japonaises. Pour le vase Honda, on l’utilise comme une peau qui aurait une qualité de brillance extrême. Dans le cas de la chaise Hole, le motif est un dégradé qui passe du vert au blanc, puis revient au vert. Le reflet paraît étrange, comme amplifié. Il est en fait accentué par différents tons de vert et par quelques lignes soutenues. Il devient alors comme une caricature de reflet. Il parle tout simplement de la lumière.
Votre production peut-elle être qualifiée de minimaliste ?
On pourrait le croire, or ce n’est absolument pas le cas. À preuve : la carafe de la collection “Torique”, réalisée à Vallauris. Elle peut, de prime abord, paraître minimaliste. C’est une épure de bouteille. Vous avez d’un côté un cylindre, de l’autre un bec verseur. Mais quand on juxtapose ces deux codes archétypaux, cela devient carrément maximaliste. Le fait de les rassembler a généré un objet particulier à la limite de l’absurde. On n’est alors plus du tout dans le registre du minimalisme.
Doit-on plutôt employer le terme de simplicité ?
Peut-être, ce qui ne veut pas dire simpliste. Prenez le mobilier de bureau “Joyn” (Vitra). En général, un bureau est une véritable usine à gaz, avec des éléments dans tous les sens. Nous avons au contraire conçu un système très simple : un long plateau qui, en fonction du nombre de personnes, peut passer d’un bureau personnifié à une grande table de réunion. La transformation s’effectue sans le moindre tournevis. Un jour, afin de protéger juridiquement notre projet, le juriste de Vitra est venu prendre des photos. Seul et sans aucune indication, il a, en une heure, répertorié les différentes configurations possibles. Pour lui, c’était limpide. Faire qu’un objet puisse être appréhendé sans mode d’emploi est pour nous fondamental.
Le monde actuel manque-t-il de simplicité ?
Oui. Nous vivons aujourd’hui dans une société complexe. Nous sommes envahis de données et d’images en tout genre. Beaucoup s’y perdent, moi aussi. Je ne comprends pas pourquoi le monde est aussi brouillé alors que la science et les hautes technologies ont atteint un niveau tel qu’elles devraient au contraire l’éclairer. Ce paradoxe me trouble. Il y a un vrai déficit de visibilité. D’autant que ce travers se répand partout, y compris dans nombre d’expositions.
On entend dire que dans la rétrospective que prépare Philippe Starck, au Centre Georges-Pompidou (2), à Paris, il n’y aura aucun objet, seulement des animations vidéo et des écrans plasmas. Pourquoi ne montrerait-il pas tout simplement l’ensemble de ses créations, sans emphase et sans que la scénographie ne vienne primer, afin que l’on ait la chance de comprendre l’extraordinaire de cette production ?
C’est ce principe que nous avons adopté pour notre exposition personnelle au Design Museum de Londres. Même si le lieu n’était pas extrêmement séduisant, on n’a pas cherché à le travestir. Nous avons étalé notre production en toute humilité, sans que l’installation soit d’une séduction particulière. Les objets étaient posés les uns à côté des autres, un point c’est tout.
Pensez-vous à l’appropriation de l’objet par son utilisateur ?
Certains designers – cette observation est valable aussi dans les écoles – imaginent des scenarii d’utilisation tellement théâtralisés qu’ils en deviennent inhumains. Bien sûr, nous y avons nous aussi participé avec cette tasse dont la soucoupe inclut un emplacement pour le sucre. À une échelle moindre toutefois : cette soucoupe n’était pas à ce point “fascisante”. Or, quand des scénarii globaux sont pensés, cela devient totalitaire. On finit par oublier que, à partir du moment où un utilisateur aime un objet, plus aucun scénario d’appropriation ne compte. Enzo Mari a dit : “Ce n’est pas parce qu’un objet est nouveau qu’il est intéressant en soi.” Et puis, soyons modestes, ce n’est pas en dessinant des objets que l’on va changer le monde.
Le lendemain d’une soirée arrosée ou d’une déception quelconque, ce n’est pas parce que je me réveillerais dans une cuisine truffée d’objets Alessi que je m’exclamerais : le monde est merveilleux. Une telle situation relèverait plutôt du cauchemar.
(1) Entre 1998 et 2002, la Ville de Vallauris et le ministère de la Culture ont invité treize designers à venir travailler avec un potier de la région.
(2) L’exposition consacrée à Philippe Starck aura lieu au Centre Pompidou du 26 février au 12 mai.
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Ronan et Erwan Bouroullec, designers frères de sens
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°162 du 10 janvier 2003, avec le titre suivant : Ronan et Erwan Bouroullec, designers frères de sens