Pierre Alechinsky - Le peintre à l’écriture

A-t-elle été surprise de la possibilité d’une telle intrusion ? Rien ne le dit, mais le texte qu’Hélène Cixous a produit suite à cet instant partagé avec Pierre Alechinsky dans son atelier de Bougival est fort d’une rare expérience. Les artistes ne sont pas si nombreux qui osent ainsi se montrer dans l’intimité de leur lieu de travail, et le fait qu’ils soient tous deux du même camp – celui des créateurs – ne suffit pas à justifier cette invitation.

En un éclair. Action ! Le peintre y va sans aucune hésitation
Mais Alechinsky n’est pas seulement un peintre, il est tout à la fois graveur, illustrateur, cinéaste et écrivain. Né à Bruxelles il y a 85 ans, formé à l’art de la typographie et de l’illustration à l’École nationale d’architecture et des arts décoratifs de La Cambre, il a été l’un des membres les plus « effervescents » du mouvement CoBrA.

Très tôt atteint du virus de l’imprimerie, il sait mieux qu’un autre ce qu’est la texture et le grammage d’un papier, l’onctuosité grasse d’une encre, la douceur écrasante d’une presse. Bref, tout ce qui touche à l’imprimé et à l’écrit est de son monde. En témoigne l’indéfectible amitié qu’il a entretenue avec le poète Christian Dotremont. Aussi la présence d’Hélène Cixous ne peut en rien le distraire, et celle-ci se réjouit-elle d’être là, occupant – comme elle l’écrit – « le poste du rêveur en bas du rêve, au bord du cadre, sur le côté droit ».

Sur le mur blanc de l’atelier, Alechinsky a dressé une immense toile de 193 x 305 cm. « On dirait un vaste tapis blanc ou presque, ou peut-être un plateau, ou un miroir désert… », note la femme de lettres qui participe dans le silence à l’avènement de l’œuvre. Leurs regards se croisent, c’est à peine s’ils échangent quelques mots. Attente. Le peintre « veille, ou guette, l’horizon », dit-elle. Puis elle s’aperçoit que la toile n’est pas vraiment immaculée. « Les taches sont les traces de traversées d’encre d’un autre tableau », explique Alechinsky. Révélation. « Tout vient d’une tache. Comme dans la Genèse. Tout vient d’une faute originaire… », poursuit-elle ; quand : « Tout d’un coup, ça y est, c’est décidé. En un éclair. Action ! Il y va sans aucune hésitation, comme s’il savait où le pinceau va se ficher. Le pinceau sait. Le pinceau a choisi sa tache. » Ne reste plus alors qu’à le laisser faire et, petit à petit, la toile est recouverte.
Le texte nous fait découvrir le peintre au travail. Comment celui-ci « va et vient comme un chien. Flaire. Lève traits, touches, traces. Cherche. Tente. Parcourt l’hémisphère droit » qu’il a dessiné. Comment encore Alechinsky marque un temps d’arrêt, « s’éloigne de quelques mètres » pour regarder les choses qui se forment. Comment enfin il est Le Premier Étonné – titre du texte de Cixous – face à l’œuvre qu’il vient de mettre au monde. Une œuvre qu’il baptisera plus tard Au fil du pinceau, une façon peut-être de souligner le rapport fondamental qui lie chez lui la peinture à l’écriture et vice versa.