Peter Pakesch et Martin Schwander : Les commissaires, l’art, la foire et les institution

Un débat entre Peter Pakesch et Martin Schwander

Le Journal des Arts

Le 8 juin 2001 - 1846 mots

L’ouverture de la Foire de Bâle correspond chaque année à un moment particulier pour les institutions de la ville. Le choix des expositions programmées à cette période n’est d’ailleurs pas toujours chose facile.
Peter Pakesch, directeur de la Kunsthalle de Bâle, et Martin Schwander, commissaire de la section « Art Unlimited » de la Foire, s’entretiennent sur les motivations et les problèmes d’institutions souvent aux prises
à des intérêts divers. En toile de fond se dessine la question des mécanismes de reconnaissance des artistes aujourd’hui.

Quels sont les changements que des institutions de Bâle comme le Musée des beaux-arts, la Fondation Beyeler ou la Kunsthalle ressentent le plus pendant la Foire ?
Peter Pakesch : Il s’agit du moment de l’année durant lequel nous avons le plus de visiteurs. En quelques jours, nous recevons à la Kunsthalle près de 5 000 personnes, soit environ un dixième des visiteurs de la Foire. Je pense que le Musée des beaux-arts ou la Fondation Beyeler doivent en recevoir encore plus.

Martin Schwander : L’intérêt du public pour les différents types d’institutions de la région correspond à peu près à ce qui est présenté par les galeries de la Foire. Davantage de personnes vont certainement voir les expositions “classiques” chez Beyeler ou au Musée des beaux-arts, parce que l’art moderne reste le point fort de la foire. Mais cette dernière s’engage beaucoup pour le contemporain, et les institutions actives dans ce domaine attirent aussi des visiteurs.

Le public est-il différent ?
M. S. : La “qualité” des visiteurs n’est jamais aussi haute que pendant cette période. La plupart des personnes importantes du monde de l’art, des médias, des collectionneurs, tous ceux qui décident des tendances sont là. Pour quelques jours, Bâle prend l’aspect d’une métropole.
P. P. : Ceux qui viennent de loin pour voir la Foire vont aussi dans d’autres villes suisses – à Zurich, à Berne ou même à Schaffhausen. Pour les Américains, tout semble très proche ici et la Suisse, avec toutes ses institutions, leur donne la possibilité de vite se faire une idée de ce qui ce passe en Europe.

Est-ce l’une des raisons qui expliquent le succès de la Foire de Bâle ?
M. S. : Personne ne peut vraiment dire pourquoi cette foire a eu un tel succès.

P. P. : Je pense que c’est surtout un moment dans l’année qui est très bien choisi, juste avant l’été.

M. S. : C’est vrai, c’était un coup de génie de la part des fondateurs.

Des Biennales comme celle de Venise ou des événements comme la Documenta de Cassel ouvrent souvent à la même période.
M. S. : Oui, l’approche de l’été est synonyme de bonne ambiance ; il fait beau, l’hiver est loin et les budgets annuels ne sont pas encore tous épuisés...

Quels sont vos critères pour la programmation des expositions à ce moment-là ?
P. P. : Je veille à présenter une exposition intéressante. Mais, en même temps, je ne veux pas non plus accueillir la plus attirante de l’année. C’est une affaire délicate. Il faut résister à certains intérêts et désirs.

Quels types d’intérêts ?
P. P. : Ceux des artistes, et à travers eux ceux des galeries, mais aussi du public, des critiques et des médias. Tout le monde sait que la période de la Foire est la plus attirante pour une exposition. Il faut rester ferme. Aujourd’hui, j’ai même tendance à présenter pendant cette période des choses moins connues du public. Je profite donc de la situation pour montrer du nouveau.
M. S. : La Fondation Beyeler a choisi une stratégie inverse. Je ne pense pas que cela soit un hasard si l’exposition des peintures de Mark Rothko soit prolongée au-delà de la Foire.

Cette situation ne permettrait-elle pas d’améliorer le budget annuel de la Kunsthalle ? Une galerie importante pourrait être reconnaissante si vous programmiez un de ses artistes à ce moment-là.
P. P. : Les choses ne se passent pas comme cela. Aucune galerie représentant des artistes qui nous intéressent n’acceptera d’entrer dans un tel jeu. Leurs stratégies sont tout à fait différentes. Ces pratiques nous entraîneraient dans un terrible cercle vicieux : le conflit des intérêts serait énorme. Mais il ne faut pas être irréaliste non plus : je dois parfois renoncer à des propositions malhonnêtes. En même temps, je ne peux pas décider de ne plus montrer des artistes représentés par des galeries importantes. Sinon, je m’abstiendrais d’office d’exposer une bonne partie des créateurs les plus intéressants d’aujourd’hui.

Mais si une institution – un musée ou un centre d’art – montre un artiste, surtout un jeune, le prix de ses œuvres monte immédiatement, ce qui profite à la galerie. Cette dernière pourrait se montrer reconnaissante.
M. S. : C’est une pensée dangereuse, parce qu’une institution ne doit pas être dépendante de quoi que ce soit. Elle ne devrait pas tenir compte de tels mécanismes.

P. P. : Je suis chargé de développer un programme selon de tout autres critères. Si nous commencions à penser aux possibilités que vous évoquez, nous donnerions quasiment notre institution en location. Nous ferions payer notre prestige. En aucun cas, il ne peut être question de capitaliser une institution comme la Kunsthalle.

En même temps, beaucoup d’institutions publiques ne pourraient réaliser leurs expositions sans le soutien des galeries représentant les artistes montrés. Il en est de même pour les biennales – celle de Venise en est un bon exemple –, parce que les artistes qui y exposent les œuvres les plus importantes sont souvent soutenus par de puissantes galeries.
P. P. : Personnellement, cela me ferait de la peine de devoir cofinancer mes expositions avec des galeries. Mais, en même temps, j’attends d’elles qu’elles soutiennent les artistes que nous exposons. Ce soutien peut concerner des aspects logistiques, les transports... C’est l’un des rôles d’une galerie.

Aujourd’hui, quels sont les organes de reconnaissances des artistes ? Les institutions ou les galeries ?
M. S. : Tout d’abord, il faut se poser la question de ce que veut dire “reconnaissance”. C’est l’un des problèmes majeurs aujourd’hui : beaucoup d’artistes sont très vite reconnus dans le milieu de l’art ou dans certains contextes particuliers. Il existe des structures qui permettent de l’être très vite. Mais en contrepartie, cette reconnaissance est éphémère.

La reconnaissance à court terme serait produite par les galeries tandis que le plus long terme découlerait des institutions publiques ?
P. P. : Certains artistes sont fortement reconnus par les musées, mais sont en revanche très peu présents sur le marché, comme James Coleman.

M. S. : Tout dépend du travail des artistes. Coleman, par exemple, ne peut pas être montré décemment dans le contexte d’une foire, excepté dans le cadre d’”Art Unlimited”.

P. P. : Et puis, d’autres sont très présents sur le marché, sans être reconnus par les musées.

M. S. : Il existe de nombreux marchés parallèles, loin du contexte d’une foire comme celle de Bâle. Des artistes ont par exemple disparu du circuit des institutions, tout en continuant d’avoir des collectionneurs et en maintenant leurs prix.
Aujourd’hui, le fait qu’un artiste expose dans une galerie est pour lui un gage de qualité, surtout si son travail est exposé à la Foire de Bâle.
M. S. : Cette tendance existe. Je pense qu’en règle générale, les processus de reconnaissance se sont extrêmement accélérés. Les grands débats critiques ont aujourd’hui presque disparu. Le caractère de fête de l’art contemporain est un phénomène qui touche tous les domaines.

P. P. : Cette tendance est aussi liée au fait que l’art contemporain est plus facilement accepté par le public aujourd’hui.

M. S. : Oui, il relève davantage aujourd’hui d’un style de vie.

P. P. : Et donc, il n’a plus besoin de cette force dans l’argumentation comme il y a vingt ans.

M. S. : L’art de nos jours utilise aussi des stratégies différentes. Il ne cherche plus tant la confrontation, mais imite plutôt la vie quotidienne. Il semble accepter les règles du jeu. La subversion est souvent tellement fine que les gens ne se rendent même pas compte qu’il existe un second degré sous des surfaces souvent très affirmatives. Les débats houleux comme à l’époque d’un Joseph Beuys ne sont plus imaginables de nos jours.

P. P. : C’est pour cette raison que je suis tout aussi intéressé par le débat suscité par des artistes sur le devant de la scène que par ceux qui n’y sont pas. Certains travaux artistiques, pour une raison ou une autre, ne sont pas faits pour être mis en avant de la scène...

M. S. : Et vous faites souvent cette expérience ?

P. P. : C’est surtout dans l’est de l’Europe que je suis confronté à des positions qui ne peuvent se réduire à des apparences. Ces derniers temps, j’ai rencontré des artistes qui ne se laissent pas récupérer facilement, ni par le marché, ni par les institutions. Même si je dois reconnaître que beaucoup de choses sont aujourd’hui assimilées à une vitesse incroyable...

M. S. : C’est aussi lié à la densité du champ de l’art contemporain. Aujourd’hui, chaque petite ville a sa galerie, son centre d’art. Ils sont tous sans cesse à la recherche de jeunes talents, d’artistes qui n’ont pas encore été découverts. Le chemin qui conduit vers le succès est structuré d’une façon différente d’il y a dix ou vingt ans. Mais il y a aussi une autre forme d’intervention, celle des galeries qui poussent certains de leurs artistes de toutes leurs forces.

Quelle position une institution comme la Kunsthalle peut-elle prendre vis-à-vis de ces phénomènes ? Peut-elle faire des découvertes ou doit-elle seulement suivre le discours des galeries qui décident des artistes en vogue ?
P. P. : De toute façon, personne ne fait de découvertes au sens propre du terme. Il existe toujours des gens informés, et une Kunsthalle n’est qu’un élément dans cette chaîne, inscrite dans un contexte bien plus large. Ce jeu se joue à plusieurs et à partir d’échanges qui se font aussi avec les critiques, les collectionneurs, les marchands...

Mais une institution comme la vôtre doit aussi refléter les mouvements actuels.
P. P. : Non, il ne faut pas toujours être à la mode. Je crois qu’il est plus important pour une institution de chercher une certaine continuité, surtout à l’heure actuelle. Il est facile pour n’importe quel petit centre d’art de suivre les artistes à la mode. Il faut toujours être attentif à ce qui n’est pas encore connu du public.

En même temps, vous ne pouvez pas toujours exposer des inconnus. Sinon, votre institution aura bientôt la réputation de vouloir être dans le “off”.
P. P. : Non, mais il faut essayer de trouver sa propre ligne.

M. S. : Une bonne institution devrait toujours refléter les intérêts, la sensibilité, le caractère de la personnalité qui la dirige. Elle devrait être imprégnée de positions esthétiques poursuivies avec ténacité. Mais alors, elle se situe loin d’un événement comme la Foire de Bâle.

- Peter Pakesch dirige depuis 1996 la Kunsthalle de Bâle. Il publie également depuis 1990 le Fauna & Fortune Bulletin. Entre 1981 et 1993, il a dirigé une galerie d’art contemporain à Vienne (Autriche).

- Martin Schwander est conservateur de différentes collections d’entreprise et commissaire d’expositions, notamment de la section “Art Unlimited�? de la Foire de Bâle. Auparavant, il a été directeur du Musée des beaux-arts de Lucerne.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°129 du 8 juin 2001, avec le titre suivant : Peter Pakesch et Martin Schwander : Les commissaires, l’art, la foire et les institution

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