L’ACTUALITÉ VUE PAR

Olivier Assayas, cinéaste

« Raconter comment l’art finit au musée »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 27 février 2008 - 1589 mots

Le 5 mars sort en salles L’Heure d’été, un film d’Olivier Assayas avec, entre autres, Juliette Binoche, Charles Berling et Jérémie Rénier. Ce long-métrage, dont l’idée remonte à une commande du Musée d’Orsay, conte l’histoire d’une famille confrontée à la transmission d’œuvres d’art et de pièces de mobilier après le décès de leur mère, laquelle a consacré sa vie à la mémoire de l’œuvre de son oncle peintre. Olivier Assayas revient sur la genèse de ce film et commente l’actualité.

Comment est née l’idée de votre film L’Heure d’été ?
Son origine correspond à une initiative du Musée d’Orsay. À l’occasion de son vingtième anniversaire, l’institution voulait commander des courts-métrages à des cinéastes, des regards obliques voire paradoxaux sur le musée, qui auraient été réunis en un seul film fragmenté. Le projet a échoué, mais, pendant les quelques mois durant desquels il était en cours, j’ai pris des notes et je me suis demandé comment faire quelque chose qui aurait un sens par rapport à cette question du musée. De quelle façon raconter comment l’art naît de la vie et comment il finit au musée, embaumé, d’une certaine façon.

Le Musée d’Orsay est-il producteur du film ?
Non, ce projet a tourné court, mais il a amorcé une réflexion qui a continué à me stimuler et à m’inspirer. J’ai donc écrit un scénario en dehors de cet horizon, mais quand le film a été mis en chantier, nous sommes revenus, le producteur Marin Karmitz et moi-même, vers le Musée d’Orsay, en lui demandant, comme il était à l’origine du film, s’il souhaitait toujours s’y associer. Le musée n’est pas producteur, mais il a prêté des pièces, ce qui est rare, voire unique, et nous avons pu tourner avec des facilités qu’un autre film n’aurait pas forcément eues, y compris dans les réserves.

Dans le film, des pièces de mobilier de Majorelle et de Josef Hoffmann, des toiles de Corot et d’Odilon Redon jouent un rôle central. Comment les avez-vous choisies ?
J’ai fait un travail de casting au sens presque littéral du terme. Je voulais des œuvres qui correspondent à la partie la plus ancienne de l’histoire de cette famille, c’est-à-dire au début du XIXe siècle. Corot s’est imposé dès le départ, car je souhaitais une peinture qui soit liée à la nature et à la région parisienne, qui soit crédible dans cette maison, mais aussi par rapport à l’endroit où elle se situe, comme si le tableau était resté là où il avait été peint. Je voulais un bureau, car pour moi c’est quelque chose qui a une valeur particulière, qui peut être un objet de grande qualité artistique mais qui est aussi utilitaire, dans lequel on met des choses, sur lequel on pose des papiers. Majorelle, ce n’est pas ce que je préfère, mais il y avait une cohérence parfaite avec ce que je recherchais. Dans le film, un certain nombre de pièces apparaissent et disparaissent, dans une espèce de système de rimes. À un moment, j’ai compris que je ne pouvais pas aller plus loin dans l’écriture sans avoir des certitudes sur les objets que j’allais utiliser, car ces pièces appartiennent à la dramaturgie. J’ai donc pris une pile de catalogues, et j’y ai cherché des choses que j’aimais, pour des raisons bonnes ou mauvaises. J’y ai trouvé par exemple le plateau Christofle, avec une empreinte de nénuphar, un objet qui est beau, mais aussi utilitaire. Il y a quelque chose de merveilleux dans ce rapport entre l’art, la nature, et l’usage. Puis j’ai trouvé les panneaux décoratifs de Redon. De la même manière, ce ne sont pas des tableaux, mais bien des éléments destinés à meubler une maison. Il y avait dans le catalogue de l’exposition « Félix Bracquemond », présentée  au Musée national Adrien-Dubouché à Limoges, ces vases que je ne connaissais pas du tout. Réalisés en 1880, il sont d’une simplicité de lignes très modernes. C’est parce que j’ai choisi ce plateau, cette cafetière Georg Jensen, ces vases, que certaines scènes ont pris leur forme définitive, et que j’ai pu écrire certains dialogues.

A-t-il été difficile de convaincre les prêteurs ?
Les peintures sont des reproductions. Pour le mobilier, le Musée d’Orsay a prêté — et j’en ai été stupéfait — les originaux. Ils nous ont fourni le fauteuil, la vitrine et le bureau de Majorelle, habituellement rangés dans leurs réserves. Ces objets ont été transportés par une entreprise liée au musée, et lorsqu’était tournée une scène dans laquelle un meuble était utilisé, quelqu’un du musée était présent.
Je tenais symboliquement à avoir une pièce issue des Wiener Werkstätte, car c’est important pour la période et c’est ce que j’aime personnellement dans le design de cette époque. Au départ, j’avais choisi une armoire à musique de Koloman Moser, mais c’est un meuble énorme, très envahissant et difficile à filmer. Mon assistant a donc trouvé l’armoire à trois vantaux de Josef Hoffmann à la Galerie Historismus (Paris), laquelle nous l’a très aimablement prêtée. Quant aux vases de Bracquemond, ils sont toujours dans la famille ; sa descendance nous les a confiés.

La transmission du patrimoine familial est justement l’un des thèmes principaux du film. Les personnages semblent regretter que toutes ces œuvres finissent au musée. Est-ce un point de vue que vous partagez ?
J’aime les musées faute de mieux. J’y vais beaucoup, et j’aime cela, mais je ne suis pas dupe de cette morbidité qu’il y a dans le musée. Quelque chose de l’âme des œuvres se perd en chemin. Elles ont eu un jour leur place dans la vie des êtres. Quelqu’un a eu un jour ce tableau chez lui, et, si je suis heureux de le voir au musée, je préférerais parfois le voir rester dans son contexte. C’est particulièrement frappant dans les salles de primitifs italiens, avec tous ces tableaux d’autels alignés, qui s’annulent les uns les autres, alors qu’ils seraient bouleversants si on les découvrait dans leur unicité en poussant la porte d’une église. Dans un musée, on passe sans les voir, ils semblent interchangeables, fabriqués industriellement. La magie spirituelle de ces œuvres se perd. C’est différent pour l’art contemporain, qui est fait pour le musée. Un Warhol de trois mètres par quatre sur un mur du Museum of Modern Art (MoMA) à New York, c’est magnifique et c’est fait pour ça, cela n’a pas de sens ailleurs.

La flambée des prix de l’art contemporain est-elle un phénomène qui vous trouble ?
La question du rapport de l’argent à l’art est obscène et pénible, depuis longtemps déjà. Le délire de la spéculation est objectivement déplaisant, même si des artistes en bénéficient. Cette obscénité est présente dans d’autres domaines qui ne sont pas artistiques. Mais elle est dans ces cas infiniment plus pénible encore. Il y a quelque chose de déplaisant, y compris dans le rapport que l’on peut entretenir avec les œuvres.

Êtes-vous collectionneur ?
Non. J’ai des objets qui, comme dans le film, me viennent de ma famille, mais qui ne sont ni des Redon, ni des Corot.

Charles Berling évoque le Palais de Tokyo dans le film. Est-ce un lieu que vous fréquentez ?
Oui, cela m’arrive. Certaines expositions m’y ont intéressé, bien que, pour être parfaitement franc, ce ne soient pas les formes d’art qui m’interpellent le plus. Cette manière d’exposer les choses en les déversant en vrac, au nom d’une forme de radicalité, me met mal à l’aise, même si je suis capable d’en voir l’aspect ludique.

Des artistes comme Pierre Huyghe ou Douglas Gordon travaillent autour du cinéma. Êtes-vous attentif à leur œuvre ?
Oui, dans des œuvres très spécifiques. Pierre Huyghe m’intéresse, j’ai vu des choses de lui très fortes. Souvent, je trouve que les installations vidéo ont un rapport naïf au cinéma, j’ai l’impression d’y voir les travers de certains courts-métrages. L’idée de montrer des images qui bougent comme une fin en soi m’intéresse assez peu. Mais on peut faire des choses passionnantes, j’estime ainsi beaucoup Steve McQueen qui a un usage très puissant de l’image ; sa production a toute sa légitimité dans l’espace de la galerie et nulle part ailleurs. On ne se dit pas à son propos qu’il devrait faire du cinéma, il a trouvé son moyen d’expression. Il y a quelque chose, dans son travail, du rapport au vécu. Il a compris que l’image est de toute façon documentaire. Beaucoup d’artistes qui pratiquent la vidéo pensent que l’image est un geste artistique. Le cinéma n’a pas une longue histoire, et il a pourtant appris que le geste artistique est parfois vide. Je crois que le cinéma exige d’aller sur le terrain, de s’exposer. Des choses issues du cinéma expérimental sont très fortes et le domaine de la vidéo en galerie est extrêmement séduisant. On fait des choses que l’on ne pouvait pas faire avant, les possibilités qui sont données par la projection de l’image dans la galerie et dans le musée ouvrent des portes.

Une exposition vous a-t-elle particulièrement marqué récemment ?
Oui, l’exposition des gravures de Lucian Freud au MoMA (1). C’est un artiste que j’aime beaucoup et je ne connaissais pas ces gravures, qui sont très grandes. Je n’arrivais pas à m’en aller, ces portraits extraordinaires m’ont beaucoup impressionné. J’aime la peinture pure. La problématique du rapport contemporain à la figuration m’intéresse. À un moment donné, quand la peinture saisit ce que saisit Lucian Freud dans le visage, ce qu’elle capte de l’humain est métaphysique. Il y a quelque chose de déchirant dans le portrait de sa mère, son autoportrait est terrifiant. Il y a peu de peintures aujourd’hui aussi fortes.

(1) Jusqu’au 10 mars.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°276 du 29 février 2008, avec le titre suivant : Olivier Assayas, cinéaste

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