Des années 1870 jusqu’à la Première Guerre mondiale, Montmartre a été la terre d’élection des avant-gardes artistiques. Sans doute son atmosphère particulière, rendue par les scènes de mœurs de Toulouse-Lautrec ou de Steinlen, l’explique-t-elle en partie. Mais le quartier ne s’est pas contenté d’offrir un décor pittoresque à la bohème de la Belle Époque. Siège d’expérimentations plastiques et de discussions fiévreuses, cadre d’une nouvelle sociabilité, marquée par les cafés et les cabarets, milieu où s’élaborent des circuits d’exposition ou de vente originaux, il s’impose comme un lieu alternatif avant l’heure et constitue l’un des moteurs de la modernité.
“À nos yeux, la vieille Butte passait pour la Mecque des artistes, notait l’écrivain Francis Carco en évoquant le Montmartre du début du siècle. Peut-être le méritait-elle quand nous l’escaladions dans l’intention de rompre avec l’existence bourgeoise, placide, qu’on menait loin de ce mamelon”. De Picasso à Modigliani en passant par Juan Gris, Van Dongen, Vlaminck, Marcoussis, Pascin ou Severini, les peintres de toute l’Europe se pressent alors sur les traces des impressionnistes, des divisionnistes et des nabis, attirés par la promesse d’une plus grande liberté de création. À ceux qui rejettent l’académisme et l’enseignement traditionnel des beaux-arts ou qui sont exclus des circuits de vente et d’exposition habituels, Montmartre offre l’alternative d’un microcosme artistique fertile et relativement solidaire. Les perspectives de travail y sont moins fermées qu’ailleurs ; les sujets d’inspiration ne manquent pas et se rapprochent des préoccupations modernes ; enfin, la possibilité d’y loger et d’y manger “pour rien et même pour moins que cela” se révèle déterminante.
Naissance d’un espace de liberté
Lorsqu’en 1860 le village a été rattaché à Paris, il était habité par des ouvriers, des petits rentiers, des cousettes et des truands, poussés aux portes de la ville par les grands travaux d’urbanisme du Second Empire. Ceux-ci profitent néanmoins aux artistes. Au pied de la Butte, dans la “Nouvelle Athènes” ou aux Batignolles, les immeubles haussmanniens réservent leur dernier étage à des ateliers. Manet s’installe dans l’un d’eux et devient le pilier d’un petit cénacle, formé de Degas – Montmartrois de naissance –, Bazille, Fantin-Latour, Nadar, Zola, des critiques Astruc et Duranty, et, plus occasionnellement, de Cézanne, Monet et Pissarro.
Ces partisans de la modernité se réunissent chaque vendredi au café Guerbois, avenue de Clichy, puis, après la guerre et la Commune, dans celui de La Nouvelle-Athènes, place Pigalle. On y débat de la peinture en plein air, du rendu de la lumière ou de la mode des estampes japonaises. On y croque les habitués. On y lance des revues, tel L’Impressionniste, journal d’art. On y parle politique, comme au cabaret du Rat Mort, qui rassemble surtout journalistes et dessinateurs satiriques. Ou encore, on y expose. Le tenancier de la Grande Pinte, avenue Trudaine, achète et présente les œuvres des habitués : Manet, Pissarro, Monet… C’est également dans ces tavernes – dont la proximité avec le mur des Fermiers Généraux et les exemptions de taxes sur le vin avaient assuré le succès – que s’élabore peu à peu une stratégie pour exposer des œuvres refusées au Salon. En 1874, rejoint par Renoir qui vient d’emménager en contrebas de la Butte, l’ex-”Groupe des Batignolles” s’organise en société anonyme coopérative d’artistes et présente ses œuvres dans un ancien atelier de Nadar. La seconde exposition impressionniste se tiendra dans la galerie Durand-Ruel, rue Le Peletier, à la lisère sud du quartier.
L’heure du succès
Montmartre représente désormais un détour obligé pour qui s’intéresse à la création actuelle. C’est là par exemple que se rend Van Gogh en 1886, lorsqu’il cherche à découvrir les impressionnistes qu’il ne connaît que par ouï-dire, logeant chez son frère Théo, rue Victor-Massé. Quand, en outre, à partir des années 1880, le quartier devient plus festif et plus fripon – bref, plus pittoresque – avec l’émergence des cabarets et des cafés-concerts, artistes et intellectuels en font leur lieu d’élection.
Seurat s’installe dans le quartier en 1880, Steinlen en 1881, Signac en 1884, Toulouse-Lautrec en 1886. Van Gogh y réside de 1886 au début de 1888 ; Bonnard prend résidence aux Batignolles en 1889 et partage un atelier avec Vuillard et Maurice Denis, rue Pigalle, non loin du siège de la Revue blanche, le journal des nabis. Puis il gagne, dix ans plus tard, la Cité des Fusains, où travaillent aussi un moment Poulbot, Forain, Willette, Renoir et Derain. Van Dongen vient tenter sa chance sur la Butte en 1897. En 1898, plus de trente ans après son premier séjour, Cézanne y retourne. Picasso débarque en 1900. En 1905, il s’installe au fameux Bateau-Lavoir, bientôt rejoint par Van Dongen et Juan Gris. Modigliani, qui multiplie les adresses dans le quartier, y fera une brève apparition, et Braque s’établira très vite à quelques minutes de là.
Tous se montrent fascinés par le Montmartre animé des bals populaires, des saltimbanques et de la bohème, le Montmartre canaille des cabarets, des maisons closes et des bourgeois en goguette, le Montmartre de la misère et de la contestation libertaire et sociale, mais aussi le Montmartre poétique, avec ses bidonvilles champêtres, ses jardins cachés et ses ruelles en lacet. Pour ces peintres en rupture avec la tradition, voilà autant de sujets neufs, pris dans la vie réelle, qu’ils déclineront à satiété.
Mythes et poncifs de Montmartre
De Sisley à Utrillo en passant par Seurat, Signac, Maximilien Luce, Van Gogh, Bonnard, Braque, Picasso ou Marcoussis, la plupart des résidents de la Butte en ont peint les hauts lieux, ouvrant la voie à ce qui allait devenir l’une des industries du quartier, après la guerre. Mais certains ont livré une véritable chronique de la vie montmartroise, s’attachant à quelque aspect spécifique. Renoir se montre particulièrement intéressé par le côté encore très champêtre et populaire des lieux, avec ses guinguettes où la petite bourgeoisie urbaine vient s’initier aux plaisirs de la fête. En 1876, le bal en plein air du Moulin de la Galette lui offre l’occasion de réaliser l’un des manifestes de l’Impressionnisme : la toile de 1,30 m sur 1,75 m le guide vers une touche plus libre, où l’ombre et la lumière se transforment en pures taches de couleur. Il travaille alors rue Cortot, dans un atelier entouré d’un jardin et d’un verger qu’il représente la même année à travers une explosion de rouges, jaunes, blancs et verts éclatants ; il y fait aussi poser son ami le peintre Goeneutte pour La Balançoire.
Loin de cette vision assez bucolique, Steinlen traque la pauvreté dans une veine souvent misérabiliste : locataires expulsés, vagabonds, ouvriers revenant du travail, blanchisseuses, petits gavroches chanteurs... Ses lithographies, ses fusains et ses crayons gras dénonciateurs ne sont néanmoins pas dénués d’une certaine poésie, rendue par des fragments de paysages urbains et incarnée par ses figures de chats errants.
Sans que l’on puisse leur attribuer la même volonté de contestation sociale – leur vision crue serait même plutôt cruelle et élitiste –, de nombreuses œuvres de Degas montrent le petit peuple au quotidien. Les Repasseuses et les femmes dans un intérieur se coiffant ou se lavant font l’objet de séries. Surtout, rejoignant en cela les intérêts de beaucoup d’artistes de la Butte, Degas représente à plusieurs reprises des clients de cafés et quelques chanteuses de cabarets. L’Absinthe (1876) et Femmes au café (1877) sont d’une efficacité terrible. La vulgarité des figures le dispute au pathétique. Daumier, qui vécut à Montmartre entre 1869 et 1873, avait déjà évoqué le thème du buveur d’absinthe, mais on est loin de ses efforts de monumentalisation allégorique du petit peuple, que l’on retrouve aussi chez Steinlen ou Picasso. Degas n’appartient pas à cette famille. Sa volonté de saisir une tranche de vie, à la manière d’un instantané, annonce plutôt le regard vif et caricatural de Toulouse-Lautrec, chroniqueur attitré des cabarets et des maisons closes, qui va “tous les soirs au bar pour travailler”.
Il a immortalisé les tavernes de la Butte et leurs artistes. Le Chat noir de Rodolphe Salis, éclipsé à partir de 1885 par le Mirliton d’Aristide Bruant, ne retient guère son attention. Cet établissement fondateur du règne des chansonniers-poètes nous est cependant bien connu par Steinlen et Willette. Caractéristique de la bohème fêtarde, il reçoit régulièrement l’écrivain Alphonse Allais, Émile Goudeau, Caran d’Ache, Verlaine, Debussy ou Zola, sert de quartier général au club des Hydropathes et accueille les débuts de Bruant. Dans ses affiches réalisées pour le Mirliton, Toulouse-Lautrec nous a rendu familière la dégaine de ce Villon des temps modernes. Mais le peintre se montrera davantage fasciné par les spectacles de l’Élysée-Montmartre, du Divan Japonais et du Moulin Rouge. Le premier, créé en 1880, invente l’ancêtre du french cancan – le quadrille naturaliste – et organise de mémorables bals masqués. C’est là que Toulouse-Lautrec découvre la Goulue. Il la suivra au Moulin Rouge, lancé en 1889 par Zidler, un ancien boucher fort entreprenant. Il y croque d’un trait jubilatoire les figures de la Goulue, de Jane Avril – maîtresse d’Alphonse Allais et amie de Mallarmé –, de Valentin le Désossé, du Père la Pudeur et des clients : femmes outrageusement maquillées et bourgeois bedonnants en hauts-de-forme. Il s’arrête également souvent au Divan Japonais, fondé en 1883 par le poète Jehan Sarrazin, et y fixe la silhouette dégingandée et les longs gants noirs de la chanteuse Yvette Guilbert.
Le Salon concurrencé par les cabarets
Fascinés par les joyeux spectacles des cabarets, leurs fameux chahuts et la clientèle bigarrée qui s’y montre, les peintres sont aussi attirés par la stimulation intellectuelle qui règne dans ces rendez-vous d’artistes, de poètes, d’écrivains, de chansonniers et de directeurs de journaux, dignes héritiers des cafés impressionnistes.
Les gérants des cafés-concerts, souvent à la fois entrepreneurs, artistes et mécènes, passent régulièrement commande d’affiches, de décors, d’illustrations ou de textes pour la revue généralement attachée au nom du cabaret. Willette et Steinlen tirent une bonne part de leur revenus de ces travaux, mais c’est à la carrière de Toulouse-Lautrec qu’ils profiteront le plus. Après avoir offert à Willette de décorer le Moulin Rouge et à Chéret de réaliser son affiche, Zidler accroche deux toiles du peintre d’Albi au-dessus du bar et lui commande, en 1891, une nouvelle affiche pour l’établissement : l’œuvre, tout à fait novatrice, fait connaître son auteur dans tout Paris. Plus tard, la Goulue, établie en indépendante dans une baraque à la Foire du Trône, lui demande deux grands panneaux décoratifs.
Lieux de rencontres variées, les cabarets peuvent aussi offrir un tremplin pour trouver des acheteurs.
Jules Roques, directeur du Courrier français, trouve certains de ses dessinateurs de presse à l’Élysée-Montmartre. Il organise même une exposition de 1 200 dessins de Toulouse-Lautrec, Forain, Willette et Steinlen. À travers ses cabarets, ses restaurants et ses ateliers constitués en phalanstères, Montmartre offre des débouchés alternatifs aux artistes. Une solidarité par affinités esthétiques ou idéologiques se met en place. Pissarro permet à Cézanne, Signac et Seurat de participer aux expositions impressionnistes, et Degas fait acheter des toiles de Gauguin à Durand-Ruel. Les plus chanceux profitent de la présence de tels marchands, éclairés et ouverts à l’art moderne, pour exposer dans les galeries des rues Laffitte, Le Peletier ou du boulevard Clichy. En 1895, Ambroise Vollard présente Cézanne, l’éternel refusé du Salon, puis Bonnard en 1897, Picasso en 1901, et Van Dongen et Matisse en 1904. D’autres peintres se fondent sur l’exemple impressionniste pour organiser eux-mêmes leurs expositions. En 1884, Seurat, Signac, Guillaumin, Redon, Henri-Edmond Cross et le Douanier Rousseau créent, rue Caulaincourt, la Société des artistes indépendants, chargée de monter des expositions annuelles, sans jury ni récompenses. Plus modestement, Van Gogh, Gauguin et Émile Bernard profitent d’établissements accueillants, comme le café du Tambourin et la fameuse boutique du père Tanguy, marchand de couleurs.
La contagion des révolutions picturales
À défaut d’assurer des revenus raisonnables ou la reconnaissance du public, ces lieux permettent aux Montmartrois d’adoption de se tenir au courant des recherches des uns et des autres. Émile Bernard explique ainsi que “pendant des années, on allait chez Tanguy comme au musée pour voir les quelques études de l’artiste inconnu Cézanne. Les membres de l’Institut, les critiques influents et les critiques réformateurs visitaient ce modeste magasin, devenu à son insu la fable de Paris et la conversation des ateliers”. Plus tard, ceux qui voudront découvrir Picasso et ses amis iront au Lapin Agile, dont les murs ont été décorés par les artistes, ou visiteront leurs ateliers du Bateau-Lavoir, comme le fait Severini avec ses amis futuristes. Chaque expérimentation est vite connue dans un petit cercle. Ainsi, à peine créées, Les Demoiselles d’Avignon jettent Matisse, Derain et Braque dans le désarroi et la fureur. Néanmoins, quelques mois plus tard, les deux derniers se rallient à la révolution entreprise par Picasso.
Bien que cet exemple soit souvent donné pour illustrer la solitude morale du créateur incompris, l’atmosphère de Montmartre offre un soutien et une assistance réelle aux jeunes artistes qui ont choisi de tracer leur voie hors des chemins battus. Comme le soulignent Sylvie Buisson et Christian Parisot à propos de Van Gogh, dans leur livre Paris-Montmartre, les artistes et les lieux 1860-1920 (éditions Terrail, 1996), “moins d’un an après son arrivée, ce peintre qu’on dit asocial est entré en contact avec tout ce qui compte dans le Paris du monde de la peinture”. Les modèles passent d’un maître à l’autre – le cas de Suzanne Valadon est célèbre – et les influences jouent pleinement : les cadrages de Degas marquent beaucoup Toulouse-Lautrec, qui lui-même conseille Van Gogh. Ce dernier “[voit] plus de couleurs qu’auparavant” grâce à la fréquentation de Signac et de Seurat, de même que Modigliani transforme sa gamme chromatique sous l’influence de Toulouse-Lautrec et de Cézanne. Parfois, c’est le maître qui se renouvelle au contact des jeunes générations, comme ce fut le cas pour Pissarro avec le Pointillisme.
Au-delà des similitudes thématiques, les échos entre certaines œuvres prennent ainsi valeur de dialogues stylistiques. Le cirque Fernando, rebaptisé plus tard Medrano, inspire aussi bien Degas que Toulouse-Lautrec, Seurat, Max Jacob ou, de manière plus indirecte, Picasso avec sa série des saltimbanques. Pour les trois premiers, la scène circulaire et les voltiges des acrobates donnent lieu à une réflexion sur le cadrage, la composition et le rendu du mouvement. Mais les choix effectués en la matière reflètent des partis pris esthétiques fort divers. Dans Miss Lala au cirque Fernando (1879), Degas adopte un cadrage décentré et un effet de contre-plongée très novateurs. Prolongeant ces recherches avec Au cirque Fernando (1888), Toulouse-Lautrec renforce l’impression d’instantané photographique en coupant certains personnages et en fixant leurs expressions fugitives. Au contraire, Le Cirque de Seurat (1890-1991) se veut une restauration de l’harmonie détruite par les impressionnistes. Dans une gamme de couleurs réduite, la composition repose sur l’équilibre dynamique de la spirale. Ce même dialogue, où l’hommage se mêle à la critique, se retrouve dans les représentations troubles du Moulin de la Galette par Picasso (1900) et Van Dongen (1904). Il leur était impossible d’ignorer la version bon enfant et joyeuse qu’en avait donnée Renoir en 1876 : elle venait d’entrer au Musée du Luxembourg grâce au legs Caillebotte.
- STEINLEN ET L’ÉPOQUE 1900, 23 sept.-30 janvier, Musée Rath, place Neuve, 1204 Genève 3, tél. 41 22 418 33 40, mah.ville-ge.ch, tlj sauf lundi, 25 déc et 1er janv., 10h-17h, mercr. 12h-21 h. - Steinlen et l’époque 1900, catalogue publié par le Musée d’art et d’histoire de Genève, 180 p., 48 FS - Petit journal édité par L’Œil, 8 pages, 2,50 FS
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Montmartre au temps de Steinlen, le terreau de la modernité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°89 du 24 septembre 1999, avec le titre suivant : Montmartre au temps de Steinlen, le terreau de la modernité