De Daumier à Signac, Kupka, Van Dongen et Vallotton, nombreux sont les artistes qui ont commencé leur carrière en tant qu’illustrateurs de presse, aux côtés de figures plus spécialisées, comme Grandville, Steinlen, Willette et Forain. Cette activité, souvent jugée mineure, a été un peu oubliée. Injustement, car elle a joué son rôle dans l’élaboration et la diffusion d’importantes innovations plastiques au tournant du siècle.
“L’opinion se fait à Paris ; elle se fait avec de l’encre et du papier !”, s’exclamait Balzac en 1840. Et plus encore qu’avec du texte, elle peut se modeler à l’aide d’images fortes ou drôles, qui marquent le lecteur et suscitent sa connivence. Tirant parti de la toute récente lithographie, certains directeurs de presse innovent en recourant très tôt aux services d’illustrateurs.
En créant en 1830 La Caricature, un hebdomadaire politique qui publie deux lithographies par numéro, puis, en 1832, Le Charivari, un quotidien illustré, le journaliste Philippon permet au dessin de presse d’acquérir ses lettres de noblesse. Il passe commande à Grandville, Gustave Doré, Cham, Nadar, Gavarni, Traviès, Monnier, et surtout à Daumier dont il lance la carrière. Les lois de 1835 (lire l’encadré) entraînent la mort de La Caricature et la fin des satires politiques, mais elles ne freinent nullement l’engouement du public pour les illustrations. Les dessinateurs – Daumier en tête – se réorientent simplement vers la critique de mœurs et les portraits charges de personnalités culturelles.
Il faut attendre les années 1880 et la liberté de la presse pour que l’illustration satirique retrouve un nouveau souffle, en s’attachant surtout à la dénonciation des inégalités sociales. Les titres explosent alors, qu’il s’agisse de publications de cabarets, comme le Chat noir et Le Mirliton, de revues culturelles, telle la Revue blanche, créée en 1889 et proche du courant anarchiste, ou de journaux satiriques. Ces derniers sont légion, naissant à la faveur des multiples “affaires” de la IIIe République. Si certains, comme Le Rire et Le Courrier français, ne se veulent pas particulièrement engagés, la plupart sont affiliés à des courants politiques, souvent extrémistes. La mouvance anarchiste et anticléricale réunit ainsi un nombre considérable de titres, depuis La Feuille de Zo d’Axa jusqu’à L’Assiette au beurre, en passant par Les Temps nouveaux ou L’Éclipse. Le socialisme n’est pas non plus absent, avec Le Chambard socialiste, La Guerre sociale ou Le Petit sou. Enfin, à partir de 1884, suivant l’exemple du Petit journal, les principaux quotidiens s’enrichissent d’un supplément illustré ou d’une chronique graphique.
Les limites du succès
Cette brusque demande favorise l’émergence d’une nouvelle génération d’illustrateurs. Certains, comme Steinlen, Willette, Forain, Caran d’Ache, Léandre, Poulbot, Hermann-Paul, Robida, Jossot, Grandjouan, Roubille ou Abel Faivre, sont essentiellement connus à ce titre, mais d’autres feront ou font parallèlement carrière dans la peinture, tels Signac, Luce, Cross, Lucien Pissarro, Ibels, Toulouse-Lautrec, Kupka, Van Dongen, Vallotton, Jacques Villon et Juan Gris.
Pour beaucoup, le dessin de presse assure des revenus complémentaires non négligeables et permet d’accéder à la célébrité, y compris hors des frontières. Les revues Die Jugend et Simplicissimus font ainsi connaître Steinlen en Allemagne, lui ouvrant les portes de la Sécession berlinoise de 1903. Mais la collaboration d’un artiste à un journal reflète souvent un engagement idéologique. C’était déjà le cas de Daumier, républicain modéré qui paie de la prison ses charges contre le roi. Soixante-dix ans plus tard, Grandjouan, lui aussi condamné et exilé, considère ses vignettes comme une forme de militantisme actif, tandis que Signac, anarchiste convaincu, voit dans ses travaux et ceux de ses amis des témoins à charge pour le “grand procès social qui s’engage entre les travailleurs et le Capital”. Plusieurs dessinateurs sautent d’ailleurs le pas en créant leur propre titre, où ils pourront librement exprimer leurs opinions. L’exemple du journal anti-dreyfusard Psst… ! de Forain et Caran d’Ache, et de sa réponse Le Sifflet, par Ibels et Hermann-Paul, est bien connu.
Sans leurs convictions, il n’est pas sûr que les artistes se seraient autant adonnés à l’illustration de presse. Celle-ci était mal considérée dans le monde des arts. Tous les dessinateurs ou presque visaient “ailleurs et plus haut”, comme l’écrit Steinlen à sa mère, mais la reconversion vers la peinture se révèle très difficile – voire dans le cas présent impossible –, quand un nom est trop associé à celui d’un journal. “La caricature gâte la main, affirmait avec assurance le critique Chennevières à propos de Daumier. Voilà un homme d’un immense talent comme caricaturiste et qui a la main si faite qu’il faut absolument lui interdire la peinture”. Une classification qui perdure en partie : l’activité satiriste des maîtres modernes est souvent oblitérée, tandis qu’on ignore les tentatives picturales des illustrateurs. Certes, sous l’influence de l’Art nouveau, les mentalités changent ; la hiérarchie des genres s’estompe. Au début de notre siècle, Léandre puis Abel Faivre fondent des sociétés d’artistes humoristes avec leur propre salon annuel. Mais ce n’est qu’après-guerre qu’un George Grosz pourra décréter : “Le grand art ne m’intéressait pas. J’ai voulu devenir journaliste, illustrateur, (...) ouvrier travaillant avec les ouvriers, pour les ouvriers.”
Des contraintes multiples
Les contraintes inhérentes au genre ne sont pas étrangères au mépris dont il fut victime. À commencer par la nécessaire rapidité d’exécution : du temps de Philippon, Daumier devait produire quatre à huit pierres lithographiques par semaine. Mais la principale récrimination des auteurs porte sur des problèmes techniques. Soit ils confient la reproduction de leurs dessins à des graveurs professionnels, abdiquant une partie du contrôle sur leur œuvre, soit ils recourent, à partir des années 1880, à un report du papier autographe sur plaque de zinc, qui se substitue à la lithographie. Bien qu’il constitue un progrès, ce procédé de photogravure impose une facture particulière, entièrement au trait. Comme on ne savait pas restituer les teintes de gris, le modelé était rendu au moyen de hachures régulières. Après 1900, ce problème sera résolu grâce à la similigravure, ancêtre de l’offset.
Reste enfin la question des rapports entre forme et discours, spécifique à la satire. Une certaine efficacité narrative est en effet exigée, parfois tempérée par la nécessité de livrer ses attaques à couvert. Sous Louis-Philippe et Napoléon III, les conventions iconographiques abondent, du roi en forme de poire au clystère de l’empereur.
Si Daumier parvient à jouer sur l’accentuation de quelques attributs, l’allégorie réelle, les déformations expressives et la violence du trait, un Grandville résoudra l’équation en accumulant les détails comme autant de signes complices à décrypter. Au contraire, au tournant du siècle, avec la fin de la censure et la multiplication des titres concurrents, il devient possible et même souhaitable de créer des images frappantes et rapidement lisibles.
Le changement se fait jour vers 1900, avec l’influence de l’affiche, du cloisonnisme et du japonisme. C’est paradoxalement au moment où s’effacent peu à peu les contraintes techniques que des artistes vont les exploiter pour développer un style neuf. À la suite de Toulouse-Lautrec, Poulbot, Willette et Forain libèrent progressivement leur trait, abandonnant les indications de modelé au profit d’arabesques linéaires. Mais d’autres se montrent plus radicaux encore. Les personnages en aplat de Vallotton, presque réduits à des ombres chinoises, prennent place dans des compositions au cadrage osé, souvent elliptique, entièrement structurées par les contrastes entre le noir et le blanc.
Roubille, Caran d’Ache, Paul Iribe et surtout Jossot poussent également très loin la schématisation graphique, délimitant les formes au moyen de cernes et annulant parfois la profondeur. La tendance générale est de simplifier le graphisme, de travailler la mise en page, les jeux de cadrage et de perspective, les ruptures d’échelle et la circulation du regard, dans un souci d’expressivité accrue. Même des auteurs comme Steinlen, Kupka ou Grandjouan, qui conservent un trait et un rendu de l’espace plus traditionnels, mènent une réflexion approfondie pour produire des images choc, telles l’affiche du Petit Sou pour le premier, Liberté pour le second et La Grève pour le dernier.
Engagement ou liberté
Le fait que les images gagnent en efficacité au début du siècle ne doit pas occulter l’émergence de différends entre des satiristes aux aspirations avant tout artistiques et des patrons de presse qui désirent plier l’art au service d’une cause. Signac, Lucien Pissarro, Luce ou Jossot – dont pourtant les engagements politiques ne font guère de doute – prônent la liberté de création et l’absence de toute visée directement propagandiste. Les deux premiers affirment même le caractère foncièrement révolutionnaire des formes qui dynamitent “les conventionnelles esthétiques en honneur”. Il est vrai qu’à l’inverse, certains dessins de Käthe Kollwitz, Villon ou Steinlen tombent dans la contradiction d’une critique sociale ou politique radicale et d’un grand conformisme formel.
Peut-être les limites de l’illustration satirique résident-elles d’ailleurs dans cette question d’une image par définition destructrice, qui risque en outre de tomber à tout moment dans le manichéisme, les stéréotypes sexistes ou racistes et la vulgarité. Aussi, le chef-d’œuvre du dessin de presse au XIXe siècle, le massacre de la Rue Transnonain, le 15 avril 1834 par Daumier, s’éloigne-t-il du registre de la satire pour annoncer le reportage.
14 août 1830 : Louis-Philippe rétablit la liberté de la presse, dont la remise en cause par Charles X avait servi de détonateur à la Révolution de juillet.
Août 1832 : Daumier et le directeur de La Caricature, Philippon, sont condamnés à six mois de prison et incarcérés pour la publication de dessins hostiles au régime.
29 août 1835 : restauration de la censure préventive, avec une notion très large d’attentat à la sûreté de l’État.
9 septembre 1835 : le dépôt de cautionnement des journaux politiques augmente et la censure est étendue aux illustrations satiriques.
4 mars 1848 : abolition des lois de 1835, quelques jours après la chute de
Louis-Philippe.
16 juillet 1850 : un droit de timbre est imposé aux journaux politiques. La censure préventive réapparaît.
17 février 1852 : un décret de Napoléon III oblige les satiristes à obtenir, outre l’autorisation du préfet, l’accord de la personne caricaturée.
4 septembre 1870 : le gouvernement républicain de la défense nationale libère sans restrictions le régime de la presse.
1871 : le gouvernement de Thiers réintroduit des mesures coercitives vis-à-vis de la presse.
29 juillet 1881 : loi sur la liberté de la presse. Tout périodique peut être publié sans autorisation préalable ni dépôt de cautionnement. Fin du délit d’opinion.
2 août 1882 : décret visant les publications “obscènes�?. Le sénateur Bérenger poursuivra plusieurs dessinateurs à ce titre.
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De Daumier à Signac, le dessin satirique a-t-il mauvaise presse ?
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°89 du 24 septembre 1999, avec le titre suivant : De Daumier à Signac, le dessin satirique a-t-il mauvaise presse ?