Le mois prochain ou en février, l’équipe de Pinin Barcilon Brambilla aura achevé la restauration de la Cène de Léonard de Vinci. À partir du 29 mai, après une courte fermeture nécessaire au réaménagement du Réfectoire du couvent Santa Maria delle Grazie, les visiteurs pourront à nouveau admirer cette vaste peinture murale réalisée en entre 1494 et 1498 (1) pour Ludovic le More. Interrogée par notre correspondante à Milan, la restauratrice explique ce qui a pu être sauvé du chef-d’œuvre de Vinci et quelles révélations sont venues couronner ses travaux, très controversés.
À la lumière de vos recherches, quelles sont les véritables causes des dégradations de la Cène ?
Les facteurs sont nombreux, puisqu’à des causes structurelles se sont ajoutés des phénomènes climatiques et des aléas historiques. Tout d’abord, Léonard de Vinci a expérimenté une manière particulière, travaillant sur enduit avec une technique normalement utilisée pour la peinture sur apprêt. Il était peut-être conscient du fait que cette technique était plus fragile : nous avons en effet constaté une préparation plus soignée pour la Cène que pour les lunettes qui se trouvent au-dessus, où la détrempe a été étendue directement sur l’enduit. Dans la composition principale, en revanche, on note une stratification de l’enduit, de la préparation et de l’apprêt blanc, ce dernier servant à donner une plus grande luminosité à la peinture. Je pense en fait que Vinci, dans un esprit très “moderne”, recherchait l’effet immédiat plutôt que la pérennité de l’œuvre. Ensuite, s’y sont adjoints les dégâts dus à l’humidité : la nappe phréatique était alors très haute et nous savons qu’au XVIe siècle, les environs étaient inondés des jours durant. Puis, le Réfectoire fut occupé par les troupes de Bonaparte qui en firent une écurie et ont meurtri à coups de pierre les visages des Apôtres, malgré le décret de leur chef qui ordonnait de respecter la Cène. Les Autrichiens s’y sont aussi cantonnés, mais ils ont été plus respectueux. Par la suite, en 1943, les bombes ont détruit la voûte et le mur de droite du Réfectoire, laissant la Cène exposée aux intempéries et à la poussière. Enfin, et là réside le vrai problème, viennent se greffer les effets des restaurations successives qui l’ont dénaturée.
Jusqu’à quel point les anciennes restaurations ont-elles conditionné votre travail ?
Les deux restaurations du XVIIIe siècle avaient totalement transformé l’œuvre de Léonard de Vinci. Au cours de nos travaux, nous avons découvert qu’il y avait eu des interventions antérieures dont aucun document ne parle. Mais il n’a pas été possible d’établir une stratigraphie digne de foi sur ce point. Le premier gros travail remonte à 1726, lorsque les Pères de Santa Maria delle Grazie ont fait appel à Michelangelo Bellotti pour restaurer le tableau qui avait pâli. Il a utilisé la soude caustique sur toute la surface, puis l’a passée à l’huile, en cherchant à faire ressortir la peinture d’origine, et enfin, a procédé à d’épaisses retouches. La même opération s’est renouvelée en 1770. Les traits des visages ont été altérés, la position des yeux modifiée, les bouches fermées alors qu’elles étaient entrouvertes, des barbes qui n’existaient pas ont été rajoutées, des mains allongées et aplaties, et quelques têtes ont même changé de dimensions. C’est seulement maintenant que l’on retrouve les véritables physionomies des visages.
Comment ont travaillé les restaurateurs suivants ?
Par la suite, on s’est surtout préoccupé de consolider les choses. Barezzi l’a fait au milieu du XIXe siècle, mais il a utilisé des colles qui ont noirci en raison de l’humidité ambiante, obscurcissant ainsi toute la surface. Cavenaghi, un homme d’une grande culture, a ôté ces colles au début de ce siècle et a fixé la couleur. Oreste Silvestri a travaillé sur le tableau en 1924 et, après la guerre, Pelliccioli a mené sa restauration à la façon d’un antiquaire, mettant en valeur les parties les plus lumineuses. Une intervention équilibrée et intelligente pour les connaissances de l’époque.
Qu’est-ce qui a survécu de l’œuvre originale ?
En étudiant le tableau, nous nous sommes aperçu que l’ampleur des retouches était telle que l’on ne pouvait pas tout effacer. Le plafond d’origine, par exemple, est presque entièrement perdu. De même, les décors des tapisseries. Il faut donc faire la part des choses. Nous avons constaté la perte de la préparation avec sa pellicule de peinture sur une partie relativement réduite, et la chute du pigment seul sur une portion bien plus étendue. Tout est rigoureusement consigné, mais il est difficile de quantifier.
Comment avez-vous procédé pour le nettoyage et la restauration de la peinture ?
Le nettoyage a été rendu très difficile par la division du pigment en minuscules îlots de forme concave, qui ont été nettoyés un à un de leurs couches de peinture superflues. Les problèmes sont venus des caractéristiques de la matière picturale d’origine. Les contractions de la préparation ont provoqué le soulèvement de la couleur en écailles. Beaucoup sont tombées, et celles qui adhèrent sont déformées sur les bords. Ce fut un travail long et compliqué, mais à cette partie très technique succédait aussitôt celle du rétablissement esthétique : le Réfectoire n’a jamais été fermé au public, et nous avons dévoilé au fur et à mesure les parties de la Cène qui venaient d’être nettoyées. Nous sommes intervenus à l’aquarelle, passée en fines hachures de façon à restituer à la peinture une possibilité de lecture correcte.
Au terme de vingt ans de travaux, la Cène de Léonard retrouve son lustre et révèle des éléments de décor et de construction inconnus. Comme souvent, cette restauration devrait faire avancer la connaissance du travail du peintre, et notamment ouvrir la voie à de nouvelles hypothèses sur son système de perspective.
L’achèvement de la restauration de la Cène, au couvent Santa Maria delle Grazie, marque la fin d’une aventure commencée en 1978. La spécialiste Pinin Barcilon Brambilla travaillait alors sur la Crucifixion de Montorfano, située juste en face, lorsqu’elle remarqua que de nombreux fragments de couleur se soulevaient dans la peinture de Léonard. Un examen plus attentif révéla que le chef-d’œuvre recommençait à se dégrader. Il fallut donc entreprendre une nouvelle restauration de la Cène, officiellement la septième depuis sa création, mais les dernières recherches révèlent des interventions plus nombreuses et plus anciennes, dont une peut-être dès la fin du XVIe siècle.
Cette odyssée, financée en totalité par Olivetti, a duré vingt ans. Des changements à la tête de l’Institut central de restauration et de la Surintendance milanaise – qui, sous l’égide de Carlo Bertelli, avait lancé l’entreprise – donnèrent lieu à moult interruptions. Mais, surtout, les travaux furent suspendus à plusieurs reprises pour permettre de longues pauses de réflexion et d’étude. Une précaution nécessaire, étant donnée la réputation mondiale de l’œuvre.
Les « motifs de l’âme » retrouvés
Le résultat de toutes ces années de labeur conjoint entre la restauratrice et les spécialistes de la surintendance aux Biens artistiques est réellement impressionnant. Les couleurs de Léonard de Vinci, pures comme des joyaux, ont été dévoilées sous des couches superposées de repeints épais et opaques. Les visages du Christ et des Apôtres ont retrouvé leur physionomie d’origine, expression de ces « motifs de l’âme » auxquels Vinci accordait tant d’importance. Les fenêtres du fond, auparavant obscurcies, se sont ouvertes sur un paysage d’une luminosité féerique. Les lourdes tentures qui, suivant la coutume de l’époque, ornent la pièce où se déroule la Cène, ont par endroits révélé le splendide décor mille-fleurs typique des tapisseries en vogue dans les cours royales à la fin du XVe siècle.
L’une des trouvailles les plus importantes concerne la zone du plafond à caissons, sur le côté droit, et oblige à réviser les théories sur la perspective chez Vinci. En effet, des lignes de fuite, incisées dans la préparation par Léonard, ont été détectées, qui montrent un rythme de décroissance des poutres beaucoup plus espacé que celui qui apparaissait à l’œil nu.
Mais si cette découverte est essentielle pour les spécialistes, le public appréciera avant tout l’aspect général de la composition. Bien qu’une partie importante de ce qu’a peint Léonard soit irrémédiablement perdue, la restauration a retrouvé tout ce qu’on peut encore lui attribuer. Les zones manquantes ont été réintégrées – de manière réversible – afin de restituer à la peinture sa lisibilité.
(1) Une erreur concernant la date de la Cène s'était glissée dans le chapeau lors de la parution. Il était précisé 1597 et non 1494-1498.
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Milan restaure la Cène de Léonard
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°73 du 18 décembre 1998, avec le titre suivant : Milan restaure la Cène de Léonard