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Michel-Édouard Leclerc : « L’art contemporain c’est pour les contemporains »

Michel-Édouard Leclerc, président de l’ACD Leclerc, est à l’origine d’un lieu d’exposition d’art contemporain à Landerneau

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2012 - 1873 mots

Élève au petit séminaire de Viry-Châtillon, docteur en sciences économiques, Michel-Édouard Leclerc (60 ans depuis peu) a rejoint le groupement Leclerc en 1978 avant de prendre la présidence de l’Association des Centres Distributeurs Leclerc en 2006.

Michel-Edouard Leclerc. © Photo : Jean Bibard
Michel-Edouard Leclerc.
© Jean Bibard

Jean-Christophe Castelain : Le Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture va ouvrir un nouveau lieu d’exposition de l’art contemporain à Landerneau, la France en manque-t-elle ?
Michel-Édouard Leclerc : Il y a effectivement beaucoup de lieux publics ou privés d’exposition d’art en France. Mais si vous tirez un trait de Nantes à Cherbourg, à l’ouest, à part le nouveau Fonds régional d’art contemporain de Rennes, le Musée des beaux-arts de Brest ou l’abbaye de Daoulas, il y a peu de lieux d’exposition dans la Bretagne intérieure. Landerneau offrait cette possibilité d’un plateau homogène de 1 200 m². Mes parents avaient réhabilité le Couvent des Capucins. C’est très minéral, c’est très breton. Nous envisageons deux à trois expositions par an.

J.C.C : Landerneau est une petite ville. La règle de base du « commerce » n’est-elle pas l’emplacement ?
M.E.L : L’important, c’est l’accessibilité. Landerneau c’est 14 000 habitants, mais la Bretagne est la deuxième région touristique française et les Bretons sont friands de culture, ils se déplacent : 150 000 personnes s’agglutinent au festival des Vieilles Charrues, jusqu’à 80 000 aux expositions de Daoulas et, excusez du peu, 18 000 sur les deux jours que durent les concerts de la Fête du Bruit à Landerneau. Aux Capucins, on espère entre 40 000 et 60 000 visiteurs par an. Je réponds à votre question par une autre : pourquoi les grands artistes seraient-ils réservés aux grandes villes ? Parce que les habitants des petites villes ne les « mériteraient » pas ? Quand j’ai proposé à Gérard Fromanger de venir à Landerneau, ça l’a d’abord surpris parce que comme tout artiste, il rêve de la Tate ou du Met, c’est légitime. Mais le public breton sait reconnaître la prise de risque d’un artiste. Et d’un nom aussi populaire que Leclerc, on n’attend pas de donner dans la facilité. Nous sommes parmi les premiers distributeurs de produits culturels, un très gros sponsor du livre et de la musique. Nous voulons désormais être des médiateurs de la culture. Le pari fait ici, c’est de renouer avec un public qui considère que l’art contemporain n’est pas pour lui. Or, par définition, l’art contemporain, c’est pour les contemporains.

J.C.C : Faut-il y voir davantage une complémentarité avec les autres lieux plutôt qu’une concurrence ?
M.E.L : Les 550 mécènes financent les expositions. On aurait pu ne pas tarifer. Mais pour respecter les institutions alentour qui ont moins de moyens et doivent vivre de la billetterie, l’accès aux Capucins sera gratuit pour les jeunes, et sinon sera compris entre 2 et 4 €. Les expositions aux Capucins de Landerneau s’inscrivent donc dans la complémentarité de l’action des autres musées régionaux. Fromanger a tenu à faire « du Leclerc ». On distribuera des fiches de salle, un petit journal à 1 €, une affiche gratuite pour chaque visiteur. Gros travail de médiation auprès des écoles de toute la Bretagne. C’est du pur mécénat, sans enjeu publicitaire ou commercial. Toutes les futures initiatives du Fonds seront dans cet esprit.

J.C.C : Vous semblez très attaché à exposer de la figuration, pourquoi ?
M.E.L : Parce que c’est accessible au plus grand nombre, c’est une porte d’entrée dans l’art contemporain. Une exposition « manifeste », confiée à Philippe Bouchet, aura lieu sur ce thème d’ici 2015. Il y aura aussi aux Capucins de grandes monographies, des coups de cœur. Je trouve que ce que Toulouse a fait aux abattoirs avec Velickovic est formidable. Apprendre à se promener dans une œuvre, à regarder, relève d’une éducation. Gérard Fromanger le dit bien, même pour apprécier un match de foot, il faut connaître les règles du jeu. Nous voulons tester des formules et des choix artistiques qui amèneront le public à être de plus en plus curieux. En 2013, nous allons ouvrir un deuxième espace attenant de 400 m² où nous présenterons des œuvres peut-être plus pointues, mais avec la même démarche pédagogique. Et nous travaillerons en partenariat avec d’autres musées pour coproduire plus d’expositions et les partager avec d’autres lieux en Europe.

J.C.C : Quelles sont les ressources du Fonds ?
M.E.L : Au départ, j’ai associé à ce projet des cadres et des chefs d’entreprise, compagnons de route d’Édouard et Hélène Leclerc. Nous avons déjà reçu des centaines de contributions entre 400 et 6 000 euros. Chaque année nous établirons un budget en fonction du coût des expositions et nous solliciterons les donateurs. Mais l’originalité de notre montage, c’est que ces derniers sont directement associés à la programmation. Pendant toute leur vie professionnelle, ils ont été sollicités pour sponsoriser des manifestations locales. Mais ils étaient rarement associés à l’aventure culturelle elle-même. En passant du statut de sponsor à celui de mécène, ils sont devenus acteurs et décideurs de leurs choix culturels.

J.C.C : On connaît votre passion pour la BD, êtes-vous l’acheteur de la planche de Tintin qui vient de battre un record d’enchère ?
M.E.L : Oh non ! Je ne comprends pas cette période de surenchère et ne veux pas en être. Ça ne m’intéresse pas de spéculer sur l’art, je ne sais déjà pas lire une cote boursière ! Je n’ai pas vraiment non plus l’esprit collectionneur. J’aurais trop peur d’être addict. J’ai quelques planches ou des dessins de Tardi, de Druillet ou de Bilal. Je dois à ce dernier et à son scénariste ma formation politique. Sinon, ce sont plutôt des planches de jeunes auteurs que j’ai soutenus, comme l’a fait un temps Pierre Arditi. La BD, c’est une passion. J’ai pu m’y adonner d’autant plus que pendant 17 ans, Leclerc a été le partenaire du festival d’Angoulême.

J.C.C : Vous aviez combattu en son temps le prix unique du livre. Avec le recul ne regrettez-vous pas cette position ?
M.E.L : J’ai toujours considéré que c’était une mauvaise politique de faire payer aux consommateurs les problèmes que les professionnels ne pouvaient pas résoudre entre eux. La solution aurait été que les éditeurs soient un peu courageux et cohérents, et qu’ils accordent plus de remise tarifaire, donc plus de marge au libraire qui fait l’effort de détenir une offre large plutôt qu’à celui qui se contente de vendre du best-seller ou du dictionnaire. Au lieu de cela, éditeurs et libraires, en 1981, se sont alignés sur la proposition d’un prix unique. Là où on pouvait vendre moins cher, on a obligé les consommateurs à acheter plus cher. D’un point de vue purement corporatiste, ça a incontestablement donné une rente aux librairies. Mais aussi une opportunité de marge élevée pour les chaînes comme la Fnac, Virgin, nos Espaces culturels ou les Cultura qui ont pris d’énormes parts de marché. Pas sûr que les instigateurs de la Loi Lang avaient prévu cela. De toute façon, le problème va se reposer avec la compétition entre la tarification du livre numérique et celle du livre papier. Alors que le coût de fabrication d’un livre numérique et de sa diffusion est trois fois moindre que celui d’un livre papier, comment va-t-on justifier un même prix ? Aujourd’hui, il y a une complicité qui s’ébauche entre les diffuseurs numériques, comme Google, et les éditeurs. Laissez-moi vous dire que de tels accords ne tiendront pas longtemps face à l’émergence prévisible des Édouard Leclerc, des André Essel ou des Xavier Niel nouvelle génération qui vont casser ce bel ordonnancement.

J.C.C : Les Espaces culturels Leclerc ne pâtissent-ils pas du téléchargement et de la vente par correspondance ?
M.E.L : On enregistre une baisse constante des ventes de CD, de DVD, même si la vidéo résiste encore. Il faut trouver un nouveau modèle économique pour la diffusion des produits culturels quels qu’en soient les canaux (magasins ou Internet) et les formes (matérialisées ou dématérialisées). Avec l’arrivée d’Amazon, la FNAC a ouvert fnac.com qui peine à trouver sa rentabilité. Des clients, mais des petits achats ! Et fnac.com a le défaut de cannibaliser les magasins dont la fréquentation et la rentabilité baissent aussi. On est vraiment dans une période de rupture. Nous allons aussi nous placer sur Internet, mais l’idée, c’est de valoriser auprès des clients l’intérêt de revenir dans les Espaces culturels. Il ne faut pas se précipiter et surtout ne pas décevoir. Personne n’a encore la martingale gagnante. C’est là où il ne faut pas être prisonnier des seuls modèles économiques passés.

J.C.C : Quel peut être le nouveau mode de rémunération pour les supports numériques ?
M.E.L : Ce qui est important pour moi aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas moins de désir de culture ni d’offre culturelle. Internet est une opportunité à la fois comme vecteur marchand et comme support relationnel. Si un artiste prétend vouloir être publié gratuitement sur Internet, c’est son choix. Mais il faut être pragmatique. À mon avis, tout artiste est un homme qui veut vivre de son travail. Il lui faut une rémunération. Il y a deux possibilités : soit établir une licence collective puis, à travers une taxe, réallouer, soit se battre pour que chaque production, comme dans l’économie physique, puisse être vendue à son prix. C’est ce que Denis Olivennes, Marin Karmitz ou moi préconisons. Le problème, c’est que les fournisseurs du Net ont laissé croire qu’avec Internet tout allait être gratuit, comme si cela n’avait pas un coût. Alors qui paye ? Soit c’est la publicité qui rémunère, et ne seront promus que les artistes soutenus par les annonceurs – c’est le modèle TF1 et M6 – soit le financement est assuré par des subventions d’État, et dans ce cas c’est le système chinois ou russe des années 1950. Pour moi, ce doit être ni l’un ni l’autre, je prétends que la tarification est nécessaire. C’est la garantie d’une diversité et de la liberté de création. Mais attention, avant d’être un anti-pirate, avant d’être pour la répression, il faut que l’offre payante ne soit pas trop chère, qu’elle soit accessible. Le groupe Leclerc réfléchit évidemment à une plateforme de téléchargement, comme tous les autres distributeurs.

J.C.C : Vous dites sur votre blog que la critique d’art est aujourd’hui trop consensuelle ?
M.E.L : Je suis allé voir Buren au Grand Palais et j’ai bien aimé. J’ai eu un moment d’émotion superbe, j’étais avec mon appareil photo, il y avait une lumière extraordinaire. C’est une expérience positive, jouissive. On peut largement le créditer de ça. Je n’ai pas retrouvé dans les critiques professionnelles d’avis vraiment assumés. Ils parlaient plus du personnage Daniel Buren et des polémiques antérieures. À part une « libre opinion » de Luc Ferry dans le Figaro, sévère et pour le coup assez ringarde, je trouve que plus personne n’ose dire « j’aime » ou « je n’aime pas ». J’ai l’impression que ça manque au débat. Moi, j’ose dire ! Les armoires à pharmacie de Damien Hirst, je trouve ça emmerdant au possible. Ce n’est pas que je n’aime pas Damien Hirst, c’est un génial communicant et un manipulateur. Mais j’aurais aimé confronter mon émotion à celle des autres qui, étymologiquement et socialement, revendiquent le titre de critique d’art. Et tant pis si c’est pour lire demain des critiques sur l’exposition Fromanger aux Capucins de Landerneau.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°372 du 22 juin 2012, avec le titre suivant : Michel-Édouard Leclerc - « L’art contemporain c’est pour les contemporains »

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