Le succès du dernier film de Chabrol, Rien ne va plus, est aussi celui de son producteur, Marin Karmitz. D’origine roumaine, la soixantaine en vue, il fait cavalier seul dans le monde du cinéma. Producteur et chef d’entreprise – les salles 14 juillet, c’est lui –, il éprouve pour la peinture une passion militante. Dans le livre qu’il a publié en 1995, Bande à part (éditions Grasset), Marin Karmitz se défend d’être un « producteur de cinéma » et se considère bien plus comme un « éditeur et marchand de films », faisant référence à Kahnweiler. Il nous livre ici les clés de cette passion qui nourrit son métier.
Quel rapport établissez-vous entre votre activité de producteur et celle de marchand de tableaux ?
Je suis venu à ce métier de producteur dans les années 70, après avoir été réalisateur. Je me suis dit alors que je pouvais peut-être devenir le producteur que j’aurais rêvé avoir. Je compare cette activité à celle du marchand de tableaux Kahnweiler parce qu’elles reposent toutes les deux sur la création. Etre producteur de cinéma, cela passe d’abord et avant tout par la relation que l’on a avec des artistes. L’aspect financier et industriel que représente un film est secondaire. Pour moi, un film n’est pas un projet industriel, mais un projet artistique.
Vous voulez dire que ce n’est pas un produit mais une œuvre d’art ?
Tout à fait. La plupart des producteurs ne sont plus aujourd’hui que des agents exécutifs de grands groupes de communication. Ils ne font pas des films, ils répondent à une commande destinée à faire des entrées ou de l’audimat. Moi, je ne sais pas faire ça. Dialoguer avec des artistes, leur permettre de s’exprimer le plus complètement possible, voilà ce qui m’intéresse dans l’activité de producteur. Je cherche ainsi à participer à la mise au monde d’une œuvre, comme un accoucheur fait naître un enfant. Ça, c’est la partie « édition ». Editer vient de edere qui veut dire aider à mettre au monde. C’est pour moi l’un des aspects de la production le plus important et le plus passionnant, mais il est lié à un autre. De même qu’il faut s’occuper de l’enfant et l’aider à grandir, de même je ne conçois pas de produire un film sans contribuer à sa promotion et à sa diffusion. Cette seconde étape, très rarement liée à la première, est celle du « marchand ».
C’est-à-dire de la reconnaissance de l’œuvre ?
De sa reconnaissance par le public et par les professionnels. Il se trouve que, dans ce métier, le travail d’un producteur s’arrête la plupart du temps à la fin de la fabrication du film. Le « bébé » passe alors dans d’autres mains qui n’ont rien eu à voir avec le moment de la création et qui le prennent en charge pour en faire un objet de consommation. Cela n’est pas viable. Pour moi, les deux étapes sont liées, d’où cette notion tout à la fois d’éditeur et de marchand. D’accoucheur et de pédiatre, si vous voulez.
En référence encore à l’art, vous parlez volontiers d’« atelier de cinéma ». Qu’entendez-vous exactement par là ?
Ce qui me frappe aujourd’hui dans le monde de l’art, celui des arts plastiques comme celui du cinéma, c’est la grande solitude des artistes. Il n’y a plus de groupes comme au début du siècle avec le cubisme, le surréalisme ou, comme à la fin des années 50, avec la Nouvelle Vague. Je regrette, pour ma part, qu’il n’y ait plus ces moments où les artistes partageaient leurs réflexions, leurs pratiques et leurs discours parce que cela débouchait toujours sur des remises en question, des remises en cause bénéfiques. Au début de mon activité de producteur, j’ai tenté avec Godard de réactiver ce genre de situation en créant ce que j’avais appelé un « atelier de cinéma », sorte de lieu de rencontres, d’échanges et de travail. Mais les temps étaient autres et cela n’a duré qu’un moment.
Il y a deux ans, vous participiez en tant que collectionneur à l’exposition « Passions privées » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. A quand remonte cet intérêt pour les arts plastiques ?
A la découverte, quand je suis arrivé à Paris, du musée de l’Orangerie et de l’impressionnisme. Ce fut un véritable éblouissement, une émotion artistique comme je n’en avais pas connue avant. J’y allais tout le temps. J’ai même commencé à me fabriquer sur un cahier d’écolier un petit dictionnaire des impressionnistes. Par la suite, le cinéma a pris le dessus : c’était trois films par jour, je voulais tout connaître de son histoire. Je suis revenu à la peinture beaucoup plus tard, bien après l’aventure de la Nouvelle Vague, quand j’ai commencé à m’intéresser à la production. Quelque chose ne me satisfaisait pas complètement dans le cinéma, et j’ai renoué avec mon intérêt pour la peinture...
Jusqu’à devenir un collectionneur très averti qui n’hésite pas à exposer sa passion.
Je n’aime pas beaucoup ce mot de collectionneur ; je lui préfère celui d’amateur. Je me suis longuement interrogé sur la nécessité de participer ou non à l’exposition à laquelle vous faites allusion, parce que cela revenait à dévoiler mon jardin secret. Plusieurs raisons m’ont poussé à accepter, et à l’accepter dans certaines conditions. Tout d’abord, parce que si l’on veut briser la solitude des artistes, il faut faire savoir qu’il y a des gens qui les aiment et auxquels ils apportent quelque chose d’essentiel. Ensuite, la question était pour moi de savoir s’il fallait y être de façon anonyme. Par égard pour les artistes et pour bien revendiquer mes choix, j’ai décidé de dévoiler mon identité. C’est pour moi une autre façon d’aider les artistes, de défendre ce qui m’intéresse dans la peinture, d’être partie prenante des débats qui peuvent se tenir sur ce terrain.
De la même façon que vous revendiquez les films que vous produisez ?
Tout à fait. En faisant bien la distinction, toutefois, entre ceux que je produis, que j’édite et que je distribue et ceux que je sors dans mes salles sans en être le producteur. Je suis dans la même situation qu’un libraire, à savoir que je montre ce qui me semble être le meilleur de l’actualité mais il y a une partie de ces films que je ne revendique pas...
Pour revenir à l’idée de collection, les œuvres que vous avez eu l’occasion de montrer affirmaient le choix d’une certaine époque, 1950-1965. C’était surtout des valeurs confirmées : Fautrier, Dubuffet, Richier, Giacometti, Tàpies. N’y-a-t-il pas là un paradoxe quand vous affichez la volonté de défendre la création contemporaine ?
Dans le contexte particulier de cette exposition, j’ai voulu mettre l’accent sur une période qui n’est, selon moi, pas assez reconnue. J’ai voulu aussi faire valoir une petite ligne directrice, non seulement les années 50-65 mais le noir et blanc, la relation entre la forme et l’informel, le corps et l’abstraction...
Cela caractérise-t-il l’ensemble de votre collection ?
Non, d’autant que j’avais tenu à présenter aussi, au beau milieu de tout cela, Dufour, Boltanski et Arnulf Rainer. Mettre le Boltanski à côté du Tàpies, par exemple, c’était pour moi une façon de combattre toute idée de classification et de créer une relation que les collectionneurs peuvent établir, à l’inverse des conservateurs, parce qu’ils ne sont pas pris dans un système historique ou didactique. Mon intérêt pour l’art n’est pas borné, il connaît toutes sortes de développements.
Quels sont-ils actuellement ?
Je suis littéralement passionné par un autre moment important de la peinture française qui me semble très négligé, voire totalement ignoré : les années 70. Je pense aussi bien à Fromanger qu’à Monory, à Rebeyrolle qu’à Erró ou Rancillac. C’est un moment très important qui présente à mes yeux les mêmes caractéristiques que les années 50. C’est la période de la Figuration narrative, de la création du journal Libération, de l’émergence de courants de pensée animés par des intellectuels aussi divers que Deleuze, Guattari, Foucault, Glucksman ou Barthes et de l’apparition d’un cinéma en recherche avec Rivette, Allio, Chris Marker... Bref, toutes sortes de gens qui se sont interrogés sur la relation entre la création et le rôle des artistes dans la société, au regard d’un très grand nombre de questions qui ont alors trouvé leurs moyens d’expression : la lutte des femmes, l’avortement, l’homosexualité, les prisons, le Portugal, la fin de la guerre du Viêtnam, le Chili, l’antipsychiatrie.
Je pense que ça a été un moment très positif dans ce siècle, qui mériterait donc une relecture.
Devoir de mémoire en quelque sorte ?
C’est un devoir de mémoire pour aller de l’avant. Si on fait rentrer cette mémoire-là dans l’oubli, on est dans la même situation que par rapport à la guerre ou à la résistance. Ce sont des deuils que nous avons du mal à régler. C’est ce qui s’est passé avec la guerre d’Algérie ou avec mai 68, c’est-à-dire que nous avons une attitude silencieuse, extrêmement gênée, alors que le temps est venu d’avoir de ces événements une lecture historique. Les années 70 me semblent très importantes ; il s’agit maintenant de les relire.
Comment le collectionneur que vous êtes va-t-il s’y prendre pour y contribuer, et que va faire l’éditeur et marchand de films en ce sens ?
Je vais mettre plus particulièrement l’accent sur l’achat d’œuvres de cette période. Par ailleurs, j’ai proposé à une amie, qui est un grand marchand parisien, de l’aider à faire une exposition où l’on rassemblerait peintures, films, photographies, écrits et documents de cette période afin de montrer et d’expliquer ce qui s’est passé. Il ne s’agit pas de faire une autre version, plus proche de nous, de « Face à l’histoire », mais d’organiser la redécouverte de toute une période sur laquelle pèse un grand silence. S’il y a devoir de mémoire, c’est à l’égard des nouvelles générations qui ne savent même pas, le plus souvent, que tout cela existe.
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L’œil de Marin Karmitz
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°497 du 1 juin 1998, avec le titre suivant : L’œil de Marin Karmitz